Tout cela commence par la visite – dans le cadre scolaire – de la 27e biennale de design graphique de Brno (République tchèque). Parmi les différentes expositions était présentée une salle, la Study Room où des personnes invitées pouvaient présenter un ouvrage de leur choix. Proposé par le graphiste Ian Lynam dans la section Visualizing Language, un livre a particulièrement attiré mon attention, puisqu’entièrement orange : couverture, jaquettes perforées et ouvragées (il y en a deux), tranche, ruban signet et tranche-file. Sur la couverture, tout est écrit en japonais, mis à part le titre du livre : ZERRO. C’est un format assez petit, 128 × 215 mm, mais épais comme un dictionnaire de poche avec ses 300 pages, sur un papier ma foi un peu trop épais à mon goût, que je ne peux certes pas lire, mais que je m’empresse tout de même de commander dès mon retour en France.
Une collection de systèmes de signes
Si j’achète le livre alors que je ne sais pas lire le japonais, c’est que son contenu reste tout de même accessible. Après quelques maigres informations glanées çà et là, je comprends que son auteur, Yukimasa Matsuda, en plus d’être un graphiste qui fait beaucoup de visualisations de données et de livres (voir le Idea n° 349 qui lui est en partie consacré), est une sorte de collectionneur de systèmes graphiques.
Le livre est in fine sa collection éditorialisée. Le livre est divisé en chapitres dont je n’arrive pas à saisir la logique, tant les contenus ne me semblent pas toujours liés les uns aux autres : la notation musicale, l’alphabet arménien et les signes alchimiques sont dans le chapitre 9, alors que dans le chapitre 8 on trouve d’autres alphabets (ogham et runique) ainsi que les marques de maison en Europe. À l’échelle d’un système spécifique, les choses sont néanmoins plus claires, puisqu’à chaque fois une double page lui est consacrée : en page de gauche, un texte de présentation, et en page de droite, un spécimen des signes associés. Dans la plupart des cas le titre en chef est écrit en anglais, ce qui permet de comprendre l’origine et le type des systèmes présentés, et de faire quelques recherches complémentaires au besoin.
En termes de recherches complémentaires, il y a largement de quoi faire : systèmes d’écritures, signes ésotériques et alchimiques, codes et écritures secrètes, signes scientifiques, normes internationales pour des marquages divers, la sélection est tout à fait éclectique, et donne réellement une idée de la richesse de la production de signes à l’échelle mondiale, et plus particulièrement occidentale et asiatique.
From Morse codes that are no longer in use to vanished ancient alphabets, fictional codes, musical notes and Japanese punctuation marks, this is a catalogue of 121 types of such characters, numerals, symbols and ciphers from all ages and countries that I have collected thanks to their attractive and interesting shape[…]
[extrait de la page de présentation de l’ouvrage sur le site web de son auteur]
C’est, je pense, une sorte de bible ou de codex de signes pour tous les amateurs du genre, qui peuvent l’utiliser comme inspiration ou comme référence. Cet ouvrage a d’ailleurs servi de base à la création d’un second ouvrage du même auteur, rentrant plus en détail sur certains systèmes : AB+ (2020), que je ne possède pas, mais qui serait un bon ajout à ma bibliothèque. Il est également lié l’ouvrage et (2008), toujours du même auteur, qui revient sur l’histoire de 128 signes choisis, et qui lui aussi serait le bienvenu dans ma bibliothèque.
Pour les plus sensibles à la couleur, ou les complétionnistes, le livre est disponible en plusieurs variantes, ce qui est assez rare pour être signalé en plus d’être sans doute assez coûteux à la fabrication.
Étant très attiré moi-même par les systèmes de signes, ce livre s’est avéré être un déclencheur certain de mon projet de mémoire de DNSEP et possiblement bientôt d’un projet de recherche doctorale. Comme quoi, ne pas pouvoir lire un livre n’est pas forcément une mauvaise chose, et dans le cas qui nous intéresse, cela ajoute clairement au charme de l’ouvrage.
En 1876 Cesare Lombroso publie L’homme criminel, ouvrage défendant notamment la thèse que la criminalité est une caractéristique transmise de façon héréditaire, et dont on peut trouver des marques par l’étude physique des personnes. Avec une méthodologie que l’on pourrait qualifier de scientifique, il déploie ses arguments par de nombreuses études physiques et par l’adjonction de planches richement illustrées d’éléments prélevés dans la culture criminelle.
Les signes des marges
Si les planches sont légendées de façon assez précise sur le contexte et le sens des éléments, sur la planche XXXIV, la figure 5 est simplement nommée « Alphabet chryptographique des filous » (avec cette graphie spécifique) sans plus d’explication de son origine et de son usage. L’alphabet partiel représenté donne les correspondances entre les signes des filous et l’alphabet usuel. Un déchiffrage sans doute utile aux services de police de l’époque.
Du point de vue formel, les signes présentés sont basés sur des figures simples (lignes, cercle, coins, pointes) qui se combinent de façon séquencée : les formes en pointes se suivent (g à p), tout comme les coins (q à x). C’est une construction assez arbitraire, mais qui a le mérite de la simplicité et de l’économie de moyen.
Juste en dessous de l’alphabet se trouve une copie d’une inscription présentant à sa droite le dessin de deux sabres croisés qui, d’après la légende fournie, signifie le vol.
Ces fameux filous du XIXe siècle possédaient donc un système de communication complet, un code, qui permettait à la fois de mettre en exergue leur particularité sociale, de souder leur communauté, et en même temps de permettre l’exclusion des autres groupes sociaux et dans le cas qui nous intéresse de rendre plus complexe le travail de la maréchaussée.
Dans un registre similaire comment ne pas penser au hobo code, un système de marques utilisé notamment par la communauté des travailleurs migrants états-uniens des XIXe et XXe siècles qui permettait, tel un système de signalisation routière, d’indiquer (entre autres) les lieux qui étaient à éviter et les lieux qui leur seraient favorables. Notons cependant que l’usage réel de ce code prête à débat et que des sources objectives manquent, de plus simples graffitis étant quant à eux attestés.
Si nous parlons surtout ici de lexiques visuels, il existe également un lexique partiellement cryptique pour l’oral ou l’écrit des filous. Le terme argot, dans son sens originel, désigne ce vocabulaire spécifique. Certains mots prennent un sens secondaire, d’autres sont inventés pour l’occasion afin de brouiller les pistes et assurer une certaine confidentialité des affaires pour le moins douteuses. Pour pousser cette question plus loin, je conseille la lecture de L’Argot de Pierre Guiraud (PUF, 1985), qui, bien qu’assez ancien, permet de se rendre compte de façon assez synthétique de la créativité linguistique de la petite délinquance française d’autrefois, qui n’a soit dit en passant rien à envier au lexique marketing de la startup nation d’aujourd’hui.
Hérédité, bosses du crâne et criminologie
Pour finir, revenons tout de même au travail de Lombroso. Si la présentation se veut scientifique, la qualité du travail a été remise en question dès sa publication et battu en brèche en particulier pour sa méthodologie bancale. La conception de l’hérédité des caractéristiques criminelle a amené à de nombreux abus et raccourcis. La phrénologie, pseudoscience, se proposait, par l’étude des bosses du crâne, de déduire le comportement de la personne, ses qualités comme ses tares. Mêlé au système d’anthropométrie judiciaire de Bertillon et la physiognomonie défendue par Lombroso, on en arrive rapidement à un mélange certes creux mais favorisant l’essentialisation des personnes, les théories racistes, antisémites (pensez au nez crochu des juifs par exemple), homophobes, et j’en passe. Un véritable racisme pseudoscientifique qui permet d’éclairer sous un jour nouveau les éléments ayant amené aux évènements mondiaux du XXe siècle.
Si la chose parait absurde de nos jours, on en retrouve de forts stigmates dans les années 50 et 60, au sujet notamment de l’affaire Dominici, qui avait été un sujet de travail dans le cadre de mon DNA. Une émission de France culture, datée de 2020, revient sur ce phénomène persistant et suggère même son retour en force, appuyé cette fois par les progrès de la génétique. Si la science invalide des théories fumeuses rapidement, force est de constater que l’emprise sur le corps social est plus difficile à maitriser.
Auguste Herbin est un artiste plasticien et théoricien de la couleur français, né en 1882 et décédé en 1960. Il est en particulier connu comme étant une des figures de la peinture abstraite. C’est entre les années 40 et 50 qu’il développe une méthode pour créer ses compositions à partir d’une sélection de 26 couleurs et de 5 formes géométriques simples : carré, rectangle, cercle, triangle, demi-cercle. Ces éléments sont associés à une note musicale ainsi qu’à une lettre de l’alphabet. Ainsi chaque tableau créé est en fait à la fois une représentation visuelle du mot qui donne son nom à la composition plastique et une composition valant partition musicale.
Ce travail mènera en 1946 à la publication d’Alphabet plastique, la théorisation de son système de création puis en 1949 celle de l’Art non figuratif, non objectif qui sera ensuite considéré comme une référence de la théorisation de la couleur et un livre de chevet des artistes de l’abstraction semble-t-il.
Un système taillé pour la pédagogie
Difficile de ne pas voir le potentiel créatif de cette méthode de construction de compositions graphiques, et il est clair que quelques minutes sur un moteur de recherche vous montreront quelques adaptations pédagogiques de ce système. L’alphabet plastique permet en effet d’à la fois exercer ses compétences en géométrie par l’apprentissage des figures de base et de s’initier aux arts plastiques par le biais de la gestion des couleurs et la création de compositions graphique. Cela sans compter également les possibilités de création sonores et du lien évident avec la synesthésie. Quand on peut associer par la pédagogie et le ludisme les arts plastiques, la musique et les sciences, il faut saisir cette occasion.
De quoi donc décliner ce système en toutes sortes de choses : exercices de pure géométrie mathématique, de peinture, de collage, et ce avec des tout petits comme avec des plus grands. Pourquoi pas également un cahier d’initiation, à la manière du Livret d’initiation plastique et du Cahier d’exploration graphique tels que pensés par Sophie Cure & Aurélien Farina ?
Ensuite il n’y aura plus qu’à faire un normographe, une application de dessin et un caractère typographique avec quelques fonctions de randomisation, non ? Pour le caractère typographique, je suis sur le coup.
Je discutais il y a peu avec l’un de mes collègues professeur à l’Ésad Orléans de mon attrait pour les systèmes d’écritures étranges, les tentatives de langues universelles. Celui-ci, – fortement impliqué dans l’organisation des Rencontres de Lure – m’a alors parlé d’un système qui avait été présenté aux dernières Rencontres par Sophie Pierret : la Monotypie.
De quoi s’agit-il ?
La source originale est une brochure de moins de 30 pages, parue en 1797, signée « par un citoyen français », qui pourrait se prénommer Thirion si l’on en croit une note ajoutée sur l’ouvrage. Passé la page titre, la brochure commence tout d’abord par un texte introductif général sur la langue et les systèmes d’écriture avant de proposer, évidemment, un nouveau système de représentation des sons de la langue, à « l’usage des Peuples de tous les Pays ».
Ce nouveau système a une particularité : il n’utilise qu’un seul caractère de base, composé de divers cercles disposés d’une part sur les rebords d’une forme circulaire (9 éléments) et d’autre part sur une barre verticale (3 éléments), soit 12 éléments au total. L’ensemble de ces cercles sont de base seulement des contours, mais en remplissant un ou plusieurs de ces cercles, ont obtient assez de combinaisons pour permettre d’associer à chacune d’elle un phonème, mais également les signes de ponctuations. On peut d’une certaine manière faire un parallèle avec la notation du braille, qui utilise également cette méthode de remplissage de points sur une grille. Cet ouvrage présente en tout 40 combinaisons, mais cela ne représente qu’une petite partie des possibilités offertes par ce système, si l’on s’en tient purement aux mathématiques. Notons que des variante sont dédiées à la représentation de l’ironie et de l’aparté (dans le sens téâtrale semble-t-il), et qu’il y a aussi une variante permettant de séparer les syllabes à l’intérieur d’un mot.
Les phonèmes sont représentés par la forme circulaire, dans la partie gauche du signe, en noircissant de 1 à 2 de ses cercles. La ponctuations est représentée sur la barre verticale, en noircissant de 1 à 3 cercles, mais également sur la forme circulaire, avec le noircissement de 3 cercles alignés.
Une utopie illisible
Comme l’ensemble des propositions pour des systèmes d’écriture universelle, c’est sans surprise que la Monotypie n’a pas dépassée le stade de proposition.
Comme pour l’[Ehmay Ghee Chah], si la structure de base des glyphes est géométrique, symétrique et donc en quelque sorte conceptuellement logique, il est facile de voir que ce système est proprement inutilisable. Et ce problème tient à la construction du glyphe de base : il est très complexe de différencier facilemet et rapidement les phonèmes, les mots et la ponctuation entre eux (voir l’exemple si après). Le tout forme une sorte de grille de point compacte. La proposition montre le signe dans un corps relativement grand, mais il parait peut probable que l’on puisse en faire une version de petit corps. On serait donc contrain d’imprimer des ouvrages de grande taille avec des corps imposant. En terme d’économie pour l’impression, c’est le niveau zéro. Quid également de l’écriture manuscrite ? En l’état, je ne vois pas comment cela serait possible sans prendre des heures et des heures, tel un copiste, à former chacun des caractères.
La Monotypie rejoint donc ses camarades : les systèmes d’écritures universels pensés pour mettre à égalité tous les hommes, construits par la logique pure et les mathématiques, mais qui ne sont proprement pas utilisables.
Comme quoi, penser trop comme un ingénieur et être guidé seulement par la raison pure ne donne pas que du bon, tout du moins pour ce qui est de la typographie.
La Monotypie ou l’art d’écrire et d’imprimer avec un seul caractère, Thirion, 1797 (source Google books).
“La Monotypie, une rêverie typographique révolutionnaire”, Sophie Pierret, Rencontres de Lure, 2022 (source).
Je parlais il y a quelque temps du film Emoji Movie, film d’animation mettant en scène la vie des emojis dans nos téléphones. Et bien il semblerait que l’intérêt pour ces petits éléments graphiques suscitent toujours un certain intérêt puisqu’ils font l’objet d’un documentaire diffusé par Arte et disponible gratuitement sur YouTube, tout du moins à l’écriture de ces lignes.
À propos du documentaire
La naissance de ce documentaire est simplement issue du questionnement de son autrice, Stéphanie Cabre, qui les utilise tous les jours, sans pourtant connaitre leur histoire. Emoji-nation se structure ainsi sur ce questionnement en revenant logiquement en premier lieu par la création des emojis que nous connaissons, par Shigetaka Kurita. Puis il revient sur les raisons de leur succès, leurs designs, leurs caractéristiques linguistiques et sémantiques, la manière dont ils sont créés, et enfin un regard plus politique et plus large sur ces éléments visuels. Une part importante du documentaire est portée sur Unicode, qui est à la fois le réceptacle informatique des emojis, et également la norme qui les régit. Tous ces questionnements sont basés sur des interviews d’acteurs ayant un rapport particulier avec les emojis : créateurs, sémiologues, sociologues, membres d’Unicode, etc.
Ça vaut le coup ?
Et bien il me semble qu’Emoji-nation vaille le coup d’être vu, pour peu que l’on s’intéresse aux emojis au delà de leur simple aspect et de leur seule utilisation. Évidemment il s’agit d’un documentaire, on s’attend donc à ce qu’il nous informe sur les emojis, mais le sujet est abordé de manière large et on embrasse à la fois l’histoire et les enjeux contemporains de ces derniers. Le tout est vulgarisé efficacement, et laisse entrevoir des voies d’élargissement pour celles et ceux qui voudraient creuser le sujet. Les personnes interrogées sont diverses, n’ont pas forcément des opinions convergentes, tout en ayant des bonne raison de pouvoir parler le sujet. Je n’ai pas les compétences nécessaires pour donner un avis d’autorité, mais Emoji-nation semble faire preuve d’une rigueur journalistique digne de confiance, et donne suffisamment de cartes pour que le spectateur puisse entrevoir le spectre des enjeux liés à ces formes graphiques que l’on pourrait qualifier de banales et quotidiennes.
Pour ne pas être que dans le positif, j’ai néanmoins quelques retours critiques. Emoji-nation évoque, et c’est assez logique, beaucoup Unicode, en particulier son fonctionnement et comment sont créés de nouveaux éléments. Aussi il aurait peut-être été intéressant d’ouvrir sur les systèmes d'écritures et certains projets défendant l’inclusion de systèmes minoritaires, comme certains emojis liés à des minorités tentent d’être ajoutés. Dans ce cadre un petit détour par le Script Encoding Initiative, et des projets comme Decode Unicode, porté par Johannes Bergehausen, auraient pu aider à mieux saisir les enjeux sociaux et politiques liés à cette norme internationale, et qui vont bien au delà des seuls emojis. Le sujet de la politique est abordé, mais de manière assez discrète, et il n’est finalement pas fait mention directe d’évènements précis : le procès de menace de mort avec l’utilisation d’emojis pistolet qui a mené à une condamnation, et qui a été un des argument pour transformer le dit emoji en pistolet à eau. La transformation de l’emoji est expliquée, mais l’exemple du procès non, ce qui me semble dommage, car la porte était ouverte. Dans un autre temps la censure de certains emojis pourrait être montrée de manière plus directe, je pense ici à la censure de l’emoji représentant le drapeau Taïwanais, mais il ne s’agit que d’un exemple parmi d’autre. À ce titre Emojipedia, est une bonne ressource.
En une cinquantaine de minute Emoji-nation brosse un portrait riche et large de son sujet. Les enjeux sont posés clairement et de manière claire. La partie sur Unicode est abordée de manière simple, là où elle aurait pu être très technique, ce qui est très bien pour des personnes découvrant le sujet. Évidemment tout ne peut pas être dit, mais suffisamment de ressources sont évoquées pour que quiconque puisse aller plus loin. À voir donc, avant que ce documentaire ne soit retiré de la plateforme.
Emoji-nation (52min), Stéphanie Cabre, Arte, 2021 (source YouTube).
The Emoji Code, Vyvyan Evans, Michael O’Mara Books, 2017.
SEI (Script Encoding Initiative), Département de linguistique de l’université de Californie à Berkeley, États-Unis, depuis 2002 (source).
Decode Unicode, Hoschschule Mainz, Mainz, Allemagne, depuis 2005 (source).
« China’s Annual Emoji Censorship », Keith Broni, Emojipedia.org, 15 juin 2021 (source).