Alexandre Texier

Pax Cultura

Benjamin Brillaud, alias Nota Bene sur YouTube, recevait il y a peu sur sa chaine secondaire Anthony Zurawski, responsable du Groupe d’aide en cas de sinistre patrimonial (GASP). Dans le contexte de la discussion et sur l’histoire de la naissance de la sauvegarde du patrimoine est évoqué un artiste russe, sa Pax cultura et, ce qui nous intéresse plus particulièrement, un signe pour la symboliser.

Le pacte de Roerich

Nicolas Roerich est un d’abord un peintre d’origine russe, théosophe, et grand voyageur. Ayant le souhait de voir le patrimoine culturel mieux protégé, en particulier en temps de guerre, il va esquisser un projet de traité international permettant de formaliser la chose, en se plaçant comme le pendant culturel de la Croix rouge. Ce projet aboutira en 1935, après diverses conférences, à la signature à Washington par les états de l’Union panaméricaine du Traité concernant la protection des institutions artistiques et scientifiques et des monuments historiques, plus succinctement appelé Pacte Roerich. Notons que l’idée de la protection des biens culturels n’était pas nouvelle puisqu’elle avait déjà été esquissée dans plusieurs conventions de La Haye (1899, 1907, 1922).

Le pacte reste encore aujourd’hui valable pour les pays signataires, et se voit complété suite à la seconde guerre mondiale par la convention de La Haye de 1954 portant sur les mêmes problématiques, intégrant cette fois des pays du monde entier.

Un signe pour la paix culturelle

Tout comme la Croix rouge possède un signe d’identification, Roerich va proposer un symbole signifiant la protection du patrimoine, la Bannière de la paix, dont la description sera intégrée dans l’article 3 du pacte :

Pour désigner les monuments et institutions mentionnés à l’article premier, on pourra se servir d’un drapeau distinctif conforme au modèle annexé au présent traité (un cercle rouge renfermant une triple sphère, le tout sur fond blanc).

La Bannière de la paix — Wikimédia

Le symbole est très simple, et si le cercle externe agit comme une muraille de protection des sphères, la signification de ces dernières est à mon sens moins évidente. Le parallèle à la trinité religieuse est assez facile à faire et Roerich ne la nie pas puisque ces trois cercles sont en fait directement tirés d’une icône religieuse d’Andrei Rublev. Il en trouve également des traces dans d’autres cultures, instillant indirectement le caractère universel de ce signe, et donc sa pertinence. Après la diffusion de son symbole, il rapportera des interprétations autres que religieuses :

One says that it is the past, present and future united by the circle of eternity. Others explain it as a religion, knowledge and art in the circle of culture.
[On dit que c’est le passé, le présent et le futur unis dans le cercle de l’éternité. D’autres expliquent que ce sont la religion, le savoir et l’art dans le cercle de la culture.]

Vient ainsi l’idée que le patrimoine est quelque chose qui traverse et lie les cultures dans le temps et l’espace, une interprétation et des significations plus conformes, il me semble, aux idées à l’origine de la création de ce symbole.

La bannière, le bouclier et le sceau

En 1996 nait le Comité international du Bouclier bleu (CIBB), un organisme directement hérité de Pacte Roerich, spécialement dédié à la protection du patrimoine culturel et qui prend en compte cette fois, en plus des menaces militaires, les menaces naturelles. Là encore, et sans surprise au vu du nom de ce comité, un symbole va être adopté sous la forme d’un écu damé de bleu et de blanc.

Le Bouclier bleu — Wikimédia

Entre la bannière de la paix qui m’évoque un kamon, le Bouclier bleu qui mène tout droit à l’héraldique européenne, on retourne là à une tradition très riche de l’identification par le signe graphique, ce qui est tout à fait cohérent dans les cas qui nous intéressent puisque ces deux signes doivent être apposés sur les lieux dont on requiert qu’ils soient épargnés et protégés des aléas. Ils intègrent ainsi une même maison, celle du patrimoine. D’ailleurs l’emblème du patrimoine mondial de l’UNESCO, dessiné par Michel Olyff et que je serai tenté de qualifier de sceau au vu de sa forme, et adopté par la Convention du patrimoine en 1978, est également à relever.

L’emblème du patrimoine mondial — Wikimédia

Évoquons enfin sur un plan plus local d’autres signes normés attachés au patrimoine en France, et que nous avons tous déjà rencontré : site classé, label musée de France ou encore monument historique, pour lequel vous trouverez d’ailleurs la charte graphique en format PDF ici.

Pour conclure, et en m’appuyant sans doute maladroitement sur mon Que sais-je ? dédié au blason, oserai-je proposer un « blason de la maison du patrimoine » reprenant la Bannière de la Paix, à savoir d’argent au cercle filé de gueule chargé de trois tourteaux de même.


  1. « Une force d’intervention pour protéger le patrimoine — Entretien avec Anthony Zurawski », Nota Bonus (chaine YouTube), 07/06/2024 (source)
  2. « Pacte Roerich », Wikipédia (source)
  3. « Roerich Pact », Wikipédia (source)
  4. « Nicolas Roerich », Wikipédia (source)
  5. « Traité concernant la protection des institutions artistiques et scientifiques et des monuments historiques, (Pacte Roerich). Washington, 15 avril 1935 », Comité international de la Croix rouge (source)
  6. « Banner of peace », Wikipédia (source)
  7. « Comité international du Bouclier bleu », Wikipédia (source)
  8. Blue shield International, theblueshield.org
  9. « L’emblème du patrimoine mondial », UNESCO (source)
  10. Le blason (7e édition), Geneviève d’Harcourt & Georges Durivault, Que sais-je ?, PUF, 1982(1949)

Alphabet chryptographique des filous

En 1876 Cesare Lombroso publie L’homme criminel, ouvrage défendant notamment la thèse que la criminalité est une caractéristique transmise de façon héréditaire, et dont on peut trouver des marques par l’étude physique des personnes. Avec une méthodologie que l’on pourrait qualifier de scientifique, il déploie ses arguments par de nombreuses études physiques et par l’adjonction de planches richement illustrées d’éléments prélevés dans la culture criminelle.

Les signes des marges

Si les planches sont légendées de façon assez précise sur le contexte et le sens des éléments, sur la planche XXXIV, la figure 5 est simplement nommée « Alphabet chryptographique des filous » (avec cette graphie spécifique) sans plus d’explication de son origine et de son usage. L’alphabet partiel représenté donne les correspondances entre les signes des filous et l’alphabet usuel. Un déchiffrage sans doute utile aux services de police de l’époque.

L’homme criminel, planche XXXIV (détail)

Du point de vue formel, les signes présentés sont basés sur des figures simples (lignes, cercle, coins, pointes) qui se combinent de façon séquencée : les formes en pointes se suivent (g à p), tout comme les coins (q à x). C’est une construction assez arbitraire, mais qui a le mérite de la simplicité et de l’économie de moyen.

Juste en dessous de l’alphabet se trouve une copie d’une inscription présentant à sa droite le dessin de deux sabres croisés qui, d’après la légende fournie, signifie le vol.

L’homme criminel, planche XXXIV (détail)

Ces fameux filous du XIXe siècle possédaient donc un système de communication complet, un code, qui permettait à la fois de mettre en exergue leur particularité sociale, de souder leur communauté, et en même temps de permettre l’exclusion des autres groupes sociaux et dans le cas qui nous intéresse de rendre plus complexe le travail de la maréchaussée.

Dans un registre similaire comment ne pas penser au hobo code, un système de marques utilisé notamment par la communauté des travailleurs migrants états-uniens des XIXe et XXe siècles qui permettait, tel un système de signalisation routière, d’indiquer (entre autres) les lieux qui étaient à éviter et les lieux qui leur seraient favorables. Notons cependant que l’usage réel de ce code prête à débat et que des sources objectives manquent, de plus simples graffitis étant quant à eux attestés.

Des signes attribués à un code des vagabonds de France — Wikimedia

Si nous parlons surtout ici de lexiques visuels, il existe également un lexique partiellement cryptique pour l’oral ou l’écrit des filous. Le terme argot, dans son sens originel, désigne ce vocabulaire spécifique. Certains mots prennent un sens secondaire, d’autres sont inventés pour l’occasion afin de brouiller les pistes et assurer une certaine confidentialité des affaires pour le moins douteuses. Pour pousser cette question plus loin, je conseille la lecture de L’Argot de Pierre Guiraud (PUF, 1985), qui, bien qu’assez ancien, permet de se rendre compte de façon assez synthétique de la créativité linguistique de la petite délinquance française d’autrefois, qui n’a soit dit en passant rien à envier au lexique marketing de la startup nation d’aujourd’hui.

Hérédité, bosses du crâne et criminologie

Pour finir, revenons tout de même au travail de Lombroso. Si la présentation se veut scientifique, la qualité du travail a été remise en question dès sa publication et battu en brèche en particulier pour sa méthodologie bancale. La conception de l’hérédité des caractéristiques criminelle a amené à de nombreux abus et raccourcis. La phrénologie, pseudoscience, se proposait, par l’étude des bosses du crâne, de déduire le comportement de la personne, ses qualités comme ses tares. Mêlé au système d’anthropométrie judiciaire de Bertillon et la physiognomonie défendue par Lombroso, on en arrive rapidement à un mélange certes creux mais favorisant l’essentialisation des personnes, les théories racistes, antisémites (pensez au nez crochu des juifs par exemple), homophobes, et j’en passe. Un véritable racisme pseudoscientifique qui permet d’éclairer sous un jour nouveau les éléments ayant amené aux évènements mondiaux du XXe siècle.

Si la chose parait absurde de nos jours, on en retrouve de forts stigmates dans les années 50 et 60, au sujet notamment de l’affaire Dominici, qui avait été un sujet de travail dans le cadre de mon DNA. Une émission de France culture, datée de 2020, revient sur ce phénomène persistant et suggère même son retour en force, appuyé cette fois par les progrès de la génétique. Si la science invalide des théories fumeuses rapidement, force est de constater que l’emprise sur le corps social est plus difficile à maitriser.


  1. L’homme criminel, Cesare Lombroso, (version de) 1887 (source)
  2. L’homme criminel — Atlas (deuxième édition), Cesare Lombroso, 1888 (source, pdf)
  3. « Cesare Lombroso », Wikipedia (source)
  4. « Physiognomonie », Wikipedia (source)
  5. « Le retour de la théorie du ‹ criminel-né › », esprit de justice, France Culture, 02/12/2020 (source)
  6. « Hobo », Wikipedia (source)
  7. The mostly true story hobo graffiti, Vox, 16/07/2018 (source)
  8. « Hobo signs, langage secret des vagabonds d’Amérique », Graphéine, 03/04/2023 (source)

Un jeu vidéo pour décrypter des langues

J’écoutais il y a quelque temps un fameux streamer sur Twitch qui s’apprêtait à lancer un nouveau jeu en live qu’on lui avait très chaudement recommandé : Chants of Sennaar. Lui ayant été vendu comme un jeu d’enquête sur des langues à la DA magnifique qui n’avait pas à rougir du très bon Return of the Obra Dinn, sa curiosité avait été évidemment piquée. Ayant également adoré Return of the Obra Dinn et grand amateur des systèmes typo-graphiques, j’ai donc mis en pause le stream afin de ressortir ma Switch qui trainait dans un tiroir pour l’acheter et y jouer au plus vite.

Note: à la demande des développeurs, je limiterai au maximum les images présentant les signes à déchiffrer et les éléments d’enquête. Un droit de regard sur le texte leur a été accordé afin d’assurer qu’un minimum des éléments clefs soient montrés.

La tour de Babel comme aire de jeu

Dans Chants of Sennaar le joueur incarne un personnage qui doit progresser dans une gigantesque tour, métaphore assumée de la tour de Babel. Dans les cinq étages de celle-ci vivent cinq peuples aux cultures différentes : dévots, guerriers, bardes, alchimistes et reclus. Chacun de ces peuples possède une ambiance visuelle, une architecture et une pseudo-langue propre à découvrir.

Armé d’un simple carnet de notes (associant un signe de la langue rencontrée et une illustration) et de ses talents de déductions, le joueur doit donc tenter de déchiffrer la langue de chaque étage afin de résoudre des énigmes et de progresser dans le jeu. Quand l’ensemble des déductions d’une page sont correctes (association entre illustration et signe de la langue donc), les termes sont « validés » et on obtient la traduction officielle des termes rencontrés. Un système simple, mais efficace, où une compréhension partielle des mots permet tout de même d’avancer. L’idée n’est pas de trouver une traduction forcément exacte, mais de pouvoir comprendre l’idée sémantique du signe à déchiffrer, clef pour résoudre les énigmes et faire les bonnes actions dans le jeu.

Vue du carnet permettant le travail de réflexion et de traduction — © Rundisc

Les environnements sont épurés, l’accent étant mis sur l’aspect visuel associé à chaque peuple. La caméra assez éloignée et bien souvent fixe permet de toujours profiter de l’espace dans lequel on déambule, on se croit parfois dans un tableau. Si l’inspiration n’est à priori pas revendiquée, j’y vois un parallèle de fond avec les propositions de Monument Valley ou encore de Journey.

L’étage des dévots — © Rundisc
L’étage des guerriers — © Rundisc
L’étage des bardes — © Rundisc

Des signes inspirés par la culture écrite du monde

De l’aveu même des deux développeurs à l’origine du projet — Julien Moya et Thomas Panuel — les signes rencontrés n’ont pas été pensés pour créer de véritables langues, mais seulement un ensemble d’éléments de vocabulaire servant le gameplay. Par contre chaque peuple devant avoir un style propre, des inspirations ont été prises du côté de systèmes visuels réels.

Ainsi on peut retrouver pour certains peuples des références plus ou moins claires. L’alphabet phénicien, assez géométrique, ou le protosinaïtique pourraient être associés aux dévots. L’arabe et le devanagari collent plutôt aux bardes. L’alphabet runique aux guerriers. Dans le cas des alchimistes, on est plus face à des signes évoquant clairement la tradition des signes alchimiques, assez complexes, et formant presque plus des sortes de logos que des lettres. À mon sens, c’est le système des reclus qui est le plus éloigné des systèmes de signes connus, en m’évoquant plutôt des expérimentations graphiques plus contemporaines. Je ne peux m’empêcher de faire ici un parallèle avec certains des signes vus dans Letterform variations de Nigel Cottier.

Les 5 systèmes de glyphes du jeu — © Rundisc

Certains glyphes ayant un point commun sémantiquement parlant présentent également des similitudes graphiques. Des termes associés à des lieux ou aux noms des peuples auront donc des structures ou des parties similaires. Sur ce point les projets de pasigraphies, telles le Bliss ou le LoCoS usent de cette technique : cela permet d’apprendre et de comprendre plus aisément la logique de la langue, et pour le jeu, cela permet de guider de façon subtile l’avancée du joueur et de rationaliser le processus de design, tout le monde est content.

Jouer à ce jeu, c’est indirectement s’ouvrir à une culture visuelle très riche, mais parfois peu connue du grand public et qui représente le patrimoine graphique du monde et des peuples qui y vivent ou qui y ont vécu. Un bon message porté et assumé par le jeu, alors jouez-y.


  1. Chants of Sennaar, Rundisc, Focus Entertainment, 2023 (source)
  2. Chants of Sennaar, Focus Entertainment (source)
  3. « Godot & la création de Chants of Sennaar », Atomium & Mister MV, Rencontre en terre indé, 03/10/2023 (source YouTube)
  4. « Chants of Sennaar », Wikipedia (source)

Symboliser le handicap

J’ai récemment regardé la captation d’un live de la chaîne YouTube La tronche en biais intitulée « Maladies (et handicaps) invisibles ». Au delà de la thématique abordée et clairement évoquée dans le titre de ce live, j’y ai appris qu’en France, 80% des handicaps étaient des handicaps invisibles. Cela inclut entre autres des troubles physiologiques ou psychologiques qui ne sont pas marqués sur les fronts des personnes. Pourtant quand on pense handicap, on pense prioritairement à un handicap physique. D’ailleurs, la signalisation du handicap reflète ce biais, puisque l’on montre une personne en fauteuil roulant. On représente ainsi des personnes handicapées par un type d’handicap qui ne concerne donc qu’au maximum 20% de celles-ci. Pourquoi donc associer visuellement le handicap à ce qui n’est au final qu’une très faible portion de la réalité ?

Un pictogramme international du handicap ?

Le pictogramme du handicap que nous connaissons tous c’est celui intégré à la norme ISO 7001, norme contenant 177 symboles spécifiquement dédiée aux symboles d’informations publiques, parue en 1980, mais dont la dernière mise à jour date de 2023.

Le pictogramme ISA notant l’accessibilité à des personnes à mobilité réduite

Ce symbole, dessiné dans sa première version par Susanne Koefoed en 1968 montre un fauteuil roulant stylisé et vu de côté. Dans sa version finale ce symbole représente une personne assise dans une fauteuil roulant grâce à l’ajout par Karl Montan d’un cercle en haut du siège du dessin original. On passe ainsi d’un fauteuil vide à un fauteuil occupé par une personne. Ce pictogramme est officiellement nommé ISA : International Symbol of Access (Symbole international d’accès), indiquant un lieu dont l’accès a été facilité pour les personnes à mobilité réduite. Dans la norme, son code est AC001. AC pour la catégorie « Accessibility » et 001 pour son index, le premier de cette catégorie. Ce pictogramme n’est donc pas à proprement parlé un pictogramme montrant le handicap, mais un pictogramme évoquant la résolution d’une problématique particulière, liée aux handicaps : la difficulté de déplacement et d’accès à certains lieux.

Un handicapé n’est pas une personne passive

Quelques dizaines d’années plus tard, entre 2009 et 2011, Tim Ferguson Sauder, Sara Hendre et Brian Glenney développent The Accessible Icon Project, un projet visant à créer et promouvoir un nouveau symbole graphique pour l’ISA qui serait moins stigmatisant. En effet le symbole original, très stylisé, montre une personne handicapée statique, là où pour ce trio, il faudrait plutôt montrer que les personnes handicapées sont actives et capables de faire les propres choix, plutôt que d’êtres déplacées de façon passive, ajoutant à leur mise au banc de la société. Le pictogramme original, pourtant très spécifique, était donc devenu un symbole du handicap de façon générale.

L’ISA revisité par The Accessible Icon Project

Dans cette nouvelle version libre de droit et en accès public, on remarque d’abord l’impression de mouvement et d’énergie du personnage, tête en avant, bras en arrière pour faire avancer son fauteuil. Ce dernier n’est d’ailleurs quasiment plus visible, puisque seule sa roue est figurée. Le dossier qui avait été transfiguré en personne par l’ajout du cercle est complètement enlevé au profit du personnage bien plus identifiable et plus proche du design des autres figures humaines présentes dans la norme ISO 7001 d’ailleurs. Si cette proposition n’a pas été officiellement intégrée à la norme elle-même, elle a été largement adoptée par le biais de son correspondant dans la norme Unicode via l’emoji « ♿ » et ses variations graphiques dépendantes des différents constructeurs de services numériques (Twitter, Apple, Facebook, etc.). Fait intéressant également, le MoMA a intégré cette proposition à sa collection permanente en 2013 et l’a présenté entre 2014 et 2015 dans l’exposition A Collection of Ideas, signe de l’importance du projet.

Pour une signalisation des handicaps et de leurs réalités

Comme je le disais en tout début de ce texte, on ne représente via l’ISA qu’une très petite partie de la réalité du handicap. Dans la captation du live est ainsi évoquée ce que je disais précédemment : en France, 80% des handicaps sont invisible. Aussi, et suite à l’organisation en 2018 d’un groupe de travail piloté par Cardiogen & la Fava-multi est proposé un pictogramme représentant les handicaps invisibles.

La proposition de pictogramme pour les handicaps invisibles

Le pictogramme reprend le fond bleu déjà en place dans les autres éléments d’information de ce type, et montre une personne de face faisant un signe de salut de la main et dont l’ombre projetée montre une personne en fauteuil faisant elle aussi un signe de la main. Une évocation assez cohérente de l’idée que ce que l’on voit cache peut-être la réalité d’une situation personnelle plus complexe. L’idée de la personne en fauteuil roulant comme symbole universel du handicap est reprise.

Évidemment d’autres pictogrammes montrant d’autres formes d’handicap existent, y compris dans la norme ISO 7001. On peut citer par exemple des pictogramme indiquant l’accessibilité à des chiens guides, l’adaptation à des personnes malentendantes ou malvoyantes. Cependant ils me semblent avoir une empreinte visuelle moins forte auprès du public que celle de l’ISA, qui, comme déjà évoqué, est devenu un symbole général du handicap et qui a par la même occasion biaisé notre compréhension du handicap et de ses formes bien plus variées que ce symbole peut nous le laisser penser.

Les pictogrammes pour l’accessibilité aux chiens guides, une adaptation des services aux malentendants et aux malvoyants

On remarque via ces exemples successifs que le rapport à l’image du handicap a changé. Au départ le pictogramme ne devait que rendre visible des moyens facilitant l’accessibilité à des personnes à mobilité réduite, et en particulier les personnes en fauteuil roulant, de façon très pragmatique. Aujourd’hui la question de l’accessibilité est (censée être) acquise, aussi les problématiques se sont déplacées vers des questions plus profondes de la vision même du handicap. L’idée est de sortir du cliché de la personne dépendante, comme le montre le pictogramme du projet The Accessible Icon Project, ou du handicap comme étant forcément un marqueur physique visible, ce qui n’est pas le cas de la majorité des handicaps, comme déjà vu.

Développer des pictogrammes montrant la variété des atteintes et des troubles physiques et psychologiques, c’est leur donner une existence publique et les sortir de l’ombre d’une part, et faire en sorte que les personnes les subissant puissent vivre d’une façon plus digne d’autre part. Créer un pictogramme puis en proposer une nouvelle version ou y adjoindre des compléments c’est, par certains aspects, un processus politique et social.


  1. « ISO 7001 », wikipedia (source)
  2. ISO 7001:2023 – Symboles graphiques – Symboles destinés à l’information du public enregistrés, ISO, 02/2023 (source)
  3. « International Symbol of Access », wikipedia (source)
  4. Accessible Icon Project, Sara Hendren & Brian Glenny, accessibleicon.org (source)
  5. « Accessible Icon Project: overview », Tim Ferguson-Sauder (source)
  6. « Wheelchair symbol », emojipedia.org (source)
  7. « Création du pictogramme handicap invisible dans les maladies rares », rendrevisible.fr, 28/11/2018 (source)
  8. « Handicap invisible », APF France handicap (source)
  9. « Connaissez-vous les pictogrammes de personnes en situation de handicap ? », handinorme.com, version du 27/12/2021 (source)
  10. « Pictogrammes », dans la rubrique Culture et handicap, Ministère de la Culture, 11/03/2019 (source)

Teranoptia, un caractère typographique pour créer des chimères

Un caractère typographique c’est avant-tout un objet permettant d’écrire. Il contient en premier lieu des lettres, mais aussi des signes de ponctuation et d’autres signes utiles à la composition courante de textes. Le caractère Teranoptia lui ne permet rien de tout cela, d’ailleurs il ne contient absolument aucune lettres, et c’est cela qui en fait une proposition intéressante.

Créer des chimères en appuyant sur son clavier

Pensé par Ariel Martín Pérez et édité par la fonderie Tunera Type Foundry (dont il est le fondateur), Teranoptia est un caractère à chasse fixe dingbat, c’est à dire un caractère dont les glyphes ne sont pas des correspondances directes des lettres avec lesquelles elles sont associées. Pour le dire autrement, si j’appuie sur la touche « A » de mon clavier, je n’obtiens pas la lettre « A », mais un signe qui n’a pas forcément de rapport avec un « A ». Les caractères dingbat sont souvent des caractères utilitaires complétant par des collections de symboles des caractères typographiques plus « normaux ». On entre ainsi dans le monde des systèmes typo-graphiques, si je puis me permettre cette notation.

Dans le cas présent ce caractère permet d’associer des « morceaux » de créatures afin de créer des chimères plus ou moins élaborées et plus ou moins fantastiques. Le « a » est associé à une tête de serpent, le « f » à un corps de dragon, le « o » à une queue de requin, et ainsi de suite. Avec un total de 30 morceaux uniques disponibles et en comptant les 30 copies symétriques de ces morceaux, les possibilités sont grandes. Formellement il est difficile de ne pas évoquer les livres et jeux pour enfants type Méli-Mélo où l’on peut mélanger des parties d’animaux (tête, tronc, queue) afin de créer de nouvelles créature hybridées. Teranoptia fait finalement la même chose, mais typographiquement.

Caractère typographique Teranoptia
Quelques exemples de créatures – Ariel Martín Pérez

En plus de ces éléments se trouvent 17 « portails » – rappelant la mécanique principale du célèbre jeu vidéo Portal – qui permettant de créer des « ponts » verticaux ou horizontaux entre les blocs de chimères, augmentant encore les possibilités de jeux visuels puisque que l’on peut développer ses créatures sur plusieurs lignes à la fois.

Caractère typographique Teranoptia
Composition impliquant les portails – Ariel Martín Pérez

Une inspiration historique

De l’aveu même du de son créateur, Teranoptia est inspiré de la Tapisserie de Bayeux et par les illustrations médiévales et effectivement on retrouve dans les manuscrits médiévaux un bestiaire assez complet : des animaux réels, des animaux réels mais très mal reproduits (surtout pour les animaux exotiques) et évidemment des créatures mythiques issus de la Bible notamment.

D’ailleurs les bestiaires étaient des ouvrages semble-t-il très populaires au XIIe et XIIIe siècles, où les animaux et les créatures étaient des supports à la réflexion ésotérique et philosophique. Peut-on voir ici un parallèle avec les Fables de La Fontaine, publiées au XVIe siècle ? Possiblement. Pour les intéressés vous pouvez voir ici un Bestiaire appartenant aux collections du musée Getty (Los Angeles), permettant de télécharger des images haute résolution des pages de l’ouvrage.

Dragon ailé extrait du Ms. Ludwig XV 4
Dragon ailé, détail du Ms. Ludwig XV 4 (83.MR.174), fol. 94

A-t-on donc ici un caractère typographique « utile » ? Non. Est-ce un problème ? Et bien non. Que les typographes proposent des détournement de leur media et nous permettent de nous amuser avec leurs expérimentations est une bonne chose. C’est une manière d’explorer et de profiter des possibilités offertes par les caractères typographiques d’une façon originale, autant pour les utilisateurs que pour les typographes eux-même j’imagine. Ce caractère étant distribué sous licence libre SIL Open Font, il serait dommage de ne pas en profiter, alors télécharger-le et amusez-vous.


  1. Teranoptia (caractère typographique), Ariel Martín Pérez, Tunera Type Foundry, 2021 (source)
  2. Teranoptia (specimen), Ariel Martín Pérez, Tunera Type Foundry, 2021 (source pdf)