Alexandre Texier

Diglû, un caractère typographique pour la vulgarisation scientifique

Dans la publication de sa thèse doctorale Visualiser l’archéologie, Fabienne Kilchör nous expose sa recherche en partenariat avec le Fond national suisse et l’Institut des sciences de l’Université de Berne. La production majeure de ce travail est le caractère typographique et pictographique Diglû pensé pour la médiation des découvertes archéologiques et dont le nom est inspiré de termes Akkadiens évoquant la vision et du terme dagālu : regarder.

Un outil au service de l’archéologie

Le point de départ du travail sur le Diglû vient de la volonté de proposer aux archéologues un outil leur permettant de pouvoir travailler plus efficacement à la schématisation de leurs découvertes, à la présentation de leurs données, leur partage et leur analyse. Cela peut passer par des schémas de zones de fouilles, des cartes, des diagrammes et divers représentations schématiques des découvertes effectuées.

Ainsi un grand nombre d’éléments graphiques et pictographiques ont été dessinés pour cet usage. On peut citer des pictogrammes pour la représentation de différents types de céramiques ou d’objets, avec dans certain cas un système diacritique de modulation de sens. Sont également présents des éléments pour la représentation de données avec des camemberts, des barres et des pictogrammes à utiliser par exemple sur des cartes pour noter des lieux et des typologies d’environnements : forêt, cultures, présences animales ou végétales ou encore des caractères assimilables à des textures servant à dénoter la nature des sols et des matériaux présents sur le lieu de fouille.

Si le caractère a été pensé en premier lieu pour l’usage des professionnels, la nature pictographique, schématique et simplifiée des pictogrammes est très adaptée à la vulgarisation scientifique.

Le caractère

Le Diglû est un caractère sans-serif géométrique à faible contraste, tirant vers le Futura dans le style, et disponible dans un total de 10 graisses allant du très fin au très gras, en versions romaine et italique. 20 variations au total, donc.

Specimen du Diglû – © Fabienne Kilchör/Emphase

Les pictogrammes sont intégrés au caractère dans les 10 graisses du caractère, en comptant cependant que les 3 dernières ne sont que des copies du gras, probablement pour un soucis de lisibilité sur ces graisses extrêmes. Ces pictogrammes ne sont pas modifiés pour les versions italiques de ces graisses. Bien évidemment, tous les pictogrammes sont intégrés visuellement avec les glyphes alphabétiques, avec une prédisposition à être plutôt calés au niveau de la ligne des descendantes que de la ligne de base. Je trouve que ce placement est un peu “ pendant ” visuellement, alors qu’un léger décalage vers le haut me semblerait plus juste. Il y a peut-être un paramètre de construction qui justifie ce placement et que je n’ai pas. En attendant d’avoir une explication précise, à vous de vous faire votre avis.

Un système qui s’agrandit

Au moment du travail de thèse, le Diglû contenait 800 pictogrammes, mais depuis le système a été étendu à des domaines autres que la seule archéologie par le biais de son utilisation dans des projets du studio de design graphique Emphase, dont Fabienne Kilchör est la co-fondatrice. Citons en particuliers les projets de communication et de créations graphiques pour l’École polytechnique fédérale de Lausanne qui ont nécessités la création de nouveaux pictogrammes, dédiés cette fois aux sciences physiques.

Pictogrammes développés spécifiquement pour l’EPFL – © Fabienne Kilchör/Emphase

À l’heure d’écrire ces lignes, et d’après le site web de présentation du caractère, on compte plus 1500 pictogrammes. Certains sont liés aux sciences et très spécifiques, comme expliqué plus haut, et d’autres sont plus communs : éléments fléchés, emojis et pictogrammes liés à la vie courante et aux transports. Chaque nouveau projet pris en charge par Emphase est donc susceptible d’enrichir ce système typo-graphique à part entière.


  1. Diglû, diglu.ch (site specimen), 2022 (source)
  2. Diglû, emphase.ch (source).
  3. “ Visualiser l’archéologie ”, Fabienne Kilchör, emphase.ch (source).
  4. Archäologie visualisieren, Fabienne Kilchör, Harrassowitz Verlag, 2020 (source)

Andersen : un caractère typographique avec des signes pour les émotions

Remarquant le manque de caractères typographiques dédiés aux livres pour la jeunesse, le designer graphique et typographe Thierry Fétiveau décide lors de ses études de confectionner un caractère typographique qui pourrait combler ce manque. Ainsi naquit le caractère Andersen, nommé en référence à l’écrivain danois Hans Christian Andersen, connu notamment pour ses contes de fées.

Point de départ

Étudiant de nombreux ouvrages dédiés à la jeunesse, Fétiveau remarque que les caractères utilisés sont soient très « classiques » (comme le Garamond ou le Times New Roman), soient très marqués et moins adaptés à la lecture de textes longs (comme l’Hobo). L’idée est donc de proposer un entre-deux, à la fois expressif mais adapté à du texte de labeur. Ce type de textes étant souvent lus à voix haute, par les parents le plus souvent, la création de signes permettant d’indiquer des émotions ou des tons permettraient d’aider à la lecture et de rendre l’oralisation de l’histoire plus attractive et adaptée. Pour avoir une mère assistante maternelle, je peux vous garantir que la lecture à des enfants peut être considérée comme un acte performatif et théâtral.

Le caractère

L’Andersen est finalisé en 2018 et est depuis disponible à l’achat chez 205TF en deux graisses : normal et gras, toutes deux disponibles en variantes romaines et italiques. Formellement l’Andersen est un caractère à empattements à faible contraste et ayant un rendu assez doux et rond. Dans le but de faciliter la lecture des personnes ayant des troubles dyslexiques, les lettres sont dessinés de sorte à faciliter la différentiation des lettres ayant des formes similaires comme le b, le d, le p et le q.

Le caractère Andersen © Thierry Fétiveau

Le système de signes pour les émotions

Comme évoqué plus haut, l’Andersen intègre une collection de 11 signes de ponctuation dédiés à l’indication des sentiments : amour, colère, dégoût, empressement, exaspération, inquiétude, joie, moquerie, peur, surprise & tristesse.

Formellement ces signes peuvent être considérés comme des déclinaisons des points d’interrogation et d’exclamation. Certains sont facilement déchiffrables, comme celui pour l’amour, dessinant un cœur, et d’autres nécessitent un apprentissage préalable, comme par exemple celui dédié à l’inquiétude. On reste ici dans une certaine tradition de la création de nouveaux signes de ponctuation, Hervé Bazin en tête, dont nous parlerons probablement un jour. En attendant, vous pouvez aller voir mon article sur le point d’interfinité.

Les 11 signes d’émotions du caractère Andersen © Thierry Fétiveau

Particularité d’usage, ces signes sont doubles : sur le mode espagnol, ils sont apposés à la fois en début de phrase en position retournée mais également à sa fin, en position normale cette fois. Le lecteur peut ainsi savoir dès le début d’une phrase quelle est la bonne intonation à prendre.

Afin de pouvoir les intégrer facilement au texte dans son logiciel de mise en page, une fonctionnalité OpenType permet de « coder » les signes, grâce à ce que l’on pourrait assimiler à des émoticônes. Pour signifier l’amour on écrira donc « 1<3 je t’aime <3 ». Le « 1 » permettant de générer la version renversée du signe. Pour la joie, on écrira « 1:D Je suis si heureuse de l’entendre :D ».

Exemple de la fonctionnalité OpenType permettant d’écrire les signes d’émotion © Thierry Fétiveau

Si tout l’attrait (à mon avis) de ce caractère réside dans cette proposition de signes de ponctuation notant les émotions et la fonction de « codage » de ces derniers empruntant aux émoticônes, l’Andersen est tout à fait utilisable comme caractère de labeur « conventionnel » grâce à ses nombreuses fonctionnalités Opentype le rendant très complet. À vous donc de le prendre en main.


  1. « Andersen », Thierry Fetiveau (source)
  2. « Typographie Andersen : le making-of », Thierry Fétiveau (source)
  3. Andersen, specimen, 205TF (source pdf)

Le point d’interfinité

Vous a-t-on déjà posée une question qui a à la fois un nombre infini de réponses et une aucune réponse ? Vous a-t-on déjà posé une question où au final, la question est bien plus intéressante que la ou les éventuelles réponses ? Si oui, le point d’interfinité est fait pour vous.

Interfinité, késako ?

Le point d’interfinité (interfinity sign en version originale) est une proposition de nouveau point de ponctuation proposé par Radim Peško, typographe, et Zak Kyes, designer, et initialement utilisé en 2010 dans Everything You Always Wanted to Know About Curating (Sternberg Press). Dans ce recueil d’interviews, un commissaire d’exposition avait tendance à poser beaucoup de questions. À priori trop. À priori des questions plus intéressantes que les réponses, des questions avec une infinité de réponse. À tel point que le besoin d’un signe typographique spécifique ce fit vraissemblablement ressentir.

Après tout, un point d’interrogation « classique » suffit-il pour des questions comme :
Est-ce Dieu existe ?
Quel est le sens de la vie ?
Êtes-vous heureux ?
But Why?

Le point d’interfinité est donc là pour signifier des interrogations qui vont déclencher bien plus qu’une réponse facile et rapide, une question qui se suffit à elle-même, une question sans réponse, une question qui en réponse amènera d’autres interrogations dans un cycle infini. Tout et son contraire en somme. Interrogation + infinité = interfinité. CQFD.

Anatomie

Du point de vue typographique, le point d’interfinité est beau de simplicité : un point d’interrogation dans lequel la partie supérieure a été remplacée par le signe « ∞ » utilisé en mathématiques pour signifier l’infini mais renversé verticalement. La forme est suffisamment proche du point d’interrogation pour permettre à la plupart des personnes de comprendre ce qu’évoque le signe, j’en ai en tout cas l’impression. De ce fait, parmi tous les tentatives d’ajout de nouveaux signes de ponctuation (ironie, aparté, etc.) qui ont été proposé jusqu’à présent, celui-ci me semble avoir la meilleure affordance, mais nous reparlerons de quelques une de ces propositions dans le futur je l’espère.

Le point dinterfinité, Radim Peško & Zak Kyes

Où le trouver ?

Depuis son introduction en 2010, ce signe typographique est inclus dans toutes les productions typographiques de Radim Peško. Il n’est néanmoins pas un signe officiellement reconnu dans Unicode, contrairement au point exclarogatif « ‽ » plus connu sous le nom d’interrobang. Sa diffusion est donc assez limitée en l’état, et je doute qu’elle aille beaucoup plus loin que le cercle des amateurs de créations typographiques.

Du reste, ce point d’interfinité a le mérite d’exister. Il a une construction à la fois simple et claire, il a été créé en réponse à un besoin spécifique pour lequel les outils déjà existant étaient jugés insuffisants. C’est ainsi qu’évolue la langue. À voir ce que l’avenir fera de cela.


  1. Everything You Always Wanted to Know About Curating, Hans Ulrich Obrist, Sternberg Press, 2010.
  2. “Interfinity mark”, Radim Peško, 14/03/2011 (source).
  3. “Interfinity mark specimen”, Radim Peško, 17/01/2018 (source).

Monotypie

Je discutais il y a peu avec l’un de mes collègues professeur à l’Ésad Orléans de mon attrait pour les systèmes d’écritures étranges, les tentatives de langues universelles. Celui-ci, – fortement impliqué dans l’organisation des Rencontres de Lure – m’a alors parlé d’un système qui avait été présenté aux dernières Rencontres par Sophie Pierret : la Monotypie.

De quoi s’agit-il ?

La source originale est une brochure de moins de 30 pages, parue en 1797, signée « par un citoyen français », qui pourrait se prénommer Thirion si l’on en croit une note ajoutée sur l’ouvrage. Passé la page titre, la brochure commence tout d’abord par un texte introductif général sur la langue et les systèmes d’écriture avant de proposer, évidemment, un nouveau système de représentation des sons de la langue, à « l’usage des Peuples de tous les Pays ».

Ce nouveau système a une particularité : il n’utilise qu’un seul caractère de base, composé de divers cercles disposés d’une part sur les rebords d’une forme circulaire (9 éléments) et d’autre part sur une barre verticale (3 éléments), soit 12 éléments au total. L’ensemble de ces cercles sont de base seulement des contours, mais en remplissant un ou plusieurs de ces cercles, ont obtient assez de combinaisons pour permettre d’associer à chacune d’elle un phonème, mais également les signes de ponctuations. On peut d’une certaine manière faire un parallèle avec la notation du braille, qui utilise également cette méthode de remplissage de points sur une grille. Cet ouvrage présente en tout 40 combinaisons, mais cela ne représente qu’une petite partie des possibilités offertes par ce système, si l’on s’en tient purement aux mathématiques. Notons que des variante sont dédiées à la représentation de l’ironie et de l’aparté (dans le sens téâtrale semble-t-il), et qu’il y a aussi une variante permettant de séparer les syllabes à l’intérieur d’un mot.

Les phonèmes sont représentés par la forme circulaire, dans la partie gauche du signe, en noircissant de 1 à 2 de ses cercles. La ponctuations est représentée sur la barre verticale, en noircissant de 1 à 3 cercles, mais également sur la forme circulaire, avec le noircissement de 3 cercles alignés.

Dans l'ordre : [a], [fe], la virgule, l'ironie

Une utopie illisible

Comme l’ensemble des propositions pour des systèmes d’écriture universelle, c’est sans surprise que la Monotypie n’a pas dépassée le stade de proposition.

Comme pour l’[Ehmay Ghee Chah], si la structure de base des glyphes est géométrique, symétrique et donc en quelque sorte conceptuellement logique, il est facile de voir que ce système est proprement inutilisable. Et ce problème tient à la construction du glyphe de base : il est très complexe de différencier facilemet et rapidement les phonèmes, les mots et la ponctuation entre eux (voir l’exemple si après). Le tout forme une sorte de grille de point compacte. La proposition montre le signe dans un corps relativement grand, mais il parait peut probable que l’on puisse en faire une version de petit corps. On serait donc contrain d’imprimer des ouvrages de grande taille avec des corps imposant. En terme d’économie pour l’impression, c’est le niveau zéro. Quid également de l’écriture manuscrite ? En l’état, je ne vois pas comment cela serait possible sans prendre des heures et des heures, tel un copiste, à former chacun des caractères.

« À tous les coeurs bien nés, que la patrie est chère ! Vive la République Française ! »

La Monotypie rejoint donc ses camarades : les systèmes d’écritures universels pensés pour mettre à égalité tous les hommes, construits par la logique pure et les mathématiques, mais qui ne sont proprement pas utilisables.

Comme quoi, penser trop comme un ingénieur et être guidé seulement par la raison pure ne donne pas que du bon, tout du moins pour ce qui est de la typographie.


  1. La Monotypie ou l’art d’écrire et d’imprimer avec un seul caractère, Thirion, 1797 (source Google books).
  2. “La Monotypie, une rêverie typographique révolutionnaire”, Sophie Pierret, Rencontres de Lure, 2022 (source).

Panneau jaune

Habitué aux panneaux de signalisation avec fond rouge, le jaune-orange est plutôt associé, chez nous en tous cas, aux éléments de signalisation temporaires, en premier lieu lors de travaux de voirie. Aujourd’hui donc place à une petite anecdote sur la signalisation routière.

Red is the new Yellow

Si je vous dit panneau de signalisation octogonal, tout le monde comprend duquel il s’agit, puisque sa forme octogonale le rend unique dans le paysage de la signalétique routière. Ce panneau Stop, son fond rouge, son écriture blanche, tout le monde le connait. Il fait presque partie des meubles, comme s’il avait toujours été là.

Pourtant, aux origines de ce panneau, son fond n’était pas blanc sur fond rouge, mais noir sur fond jaune, d’après l’accord de standardisation américain de 1924. Ce n’est que plus tard que le fond fut changé pour le rouge que nous connaissons actuellement. Sa forme octogonale a elle été gardée, car elle permettait de différencier très clairement ce panneau, par sa forme unique, des autres du système de signalisation routière. Pourquoi donc ce changement de couleur ? Et bien la réponse est tout à faire pragmatique : à l’époque cette peinture jaune était celle qui était la plus résistante dans le temps, assurant une tenue de longue durée, plutôt pratique pour un élément de signalisation routière. Ce n’est donc que plus tard que la peinture rouge, une fois rendue assez résistante, fut adoptée et ce n’est qu’encore plus tard que l’effet de réflection lumineuse fut introduit.

Le panneau stop sur fond jaune
Le panneau stop sur fond jaune – wikimedia

C’est en 1954 que les États-Unis adoptent définitivement le changement de jaune au rouge pour le fond du panneau, et en 1968 qu’il fut adopté par la Convention de Vienne sur la signalisation routière, rendant le système routier cohérent à l’échelle mondiale.


  1. « Stop sign », Wikipedia (source)
  2. « The cost of Colour », § ’Stop for Yellow’, The Politics of Design, Ruben Pater, p.73, Bis publishers, 2017
  3. « Stop Signs Used to Be Yellow More Recently Than You Think », Reader’s Digest, Meghan Jones, 31 décembre 2017 (source)