Alexandre Texier

Les notes de Graphisme en France 2024

Il y a quelques semaines maintenant sortait le 30e numéro de Graphisme en France — revue annuelle publiée par le CNAP — mise en forme cette année par Louise Garric, et utilisant le caractère Pachinko d’Émilie Rigaud de A is for fonts.

Le caractère tire à priori son origine du travail de thèse (sur le point de se conclure) d’Émilie sur l’histoire de la typographie japonaise. En forme d’hommage à la culture nippone, il intègre des formes de caractères encadrés, rappelant les machines-jeu d’où sortent des boules contenant des prix. Le terme pachinko étant d’ailleurs emprunté au nom de machines de jeu japonaises typiques.
Dans le GeF, ces formes encadrées sont en particulier utilisées pour les légendes des images et les notes. C’est sur ce point que nous reviendrons.

11 ou 1 et 1  ?

En effet durant ma lecture j’ai été quelque peu arrêté par les appels de notes dont le nombre dépassait 9. Dans un tel cas en effet, l’appel est constitué de deux glyphes encadrés et juxtaposés. Si la chose parait assez banale, cette coupure entre les deux chiffres m’a fait plusieurs fois douter de la façon donc je devais les lire : j’avais tendance à lire séparément le premier chiffre avant de réaliser qu’il devait être associé au second. Il ne fallait pas lire le [1][1] « 1 et 1 », mais bien « 11 ».

Graphisme en France n°30 (détail extrait d’un scan)

Évidemment je m’y suis habitué, mais il n’empêche que cela a soulevé une petite réflexion sur des moyens de gérer d’une meilleure façon l’utilisation de ces glyphes pour les combinaisons de chiffres.

Le cas Ceremony

J’ai ainsi repensé au cas de caractère Ceremony, du Studio Joost Grootens, distribué par la fonderie Optimo. Le caractère, dédié initialement à la création de cartes et à la data-visualisation, intègre une pléthore de glyphes encadrés (dans des cercles, des carrés, et toutes sortes de polygones), aussi il m’a paru intéressant de voir comment il gérait la chose.
Et effectivement, le caractère va un peu plus loin en utilisant la fonctionnalité OpenType contextual alternates (calt), qui permet de substituer les doublons de chiffres comme [1]‍[1] par une forme [11], intégrant donc dans un même bloc les deux composants, ce qui me parait bien plus clair à la lecture.

Le caractère Ceremony (capture d’écran depuis le site de la fonderie Optimo)

Néanmoins je trouvais alors une nouvelle limite : au-delà de 99, la fusion des chiffres saute. Si l’on avait souhaité avoir par exemple [111], on a en fin de compte [11]‍[1]. Le problème ne se pose pas systématiquement à priori, mais il n’est pas non plus improbable d’avoir besoin de nombres encadrés supérieurs à 99, comment faire donc ?

Emprunter à l’écriture de l’arabe

Pour rappel, l’écriture des langues arabe, en plus d’aller de droite à gauche, a une particularité qui pourrait être très intéressante : les lettres ont des formes qui varient selon leur place dans le mot, qu’elles soient en début, au milieu ou en fin de celui-ci. Pour chaque lettre de cet alphabet (plus précisément de cet abjad), il y a donc possiblement 4 formes : isolée, initiale, médiale et finale. Ce besoin est évidemment intégré dans les fonctions OpenType dédiées, et permet aux locuteurs d’écrire de façon fluide les langues l’utilisant.

Les 4 variantes du caractère « ق » [Qāf] dans un mot et isolé (capture d’écran depuis Google Fonts du caractère Noto Sans Arabic)

Si l’on imagine transposer cette fonction de positionnement, on pourrait relativement facilement dessiner des glyphes permettant de créer des combinaisons sans limitation de taille, puisqu’OpenType s’occupera d’afficher les bonnes formes. Sans grand effort, on pourra avoir [1], [11], [111], etc.

Mettre les mains dans la pâte

Je m’y suis donc essayé, en me limitant à un seul glyphe (le 2) et en prenant comme point de départ le caractère Hanken Grotesk, et les résultats sont plutôt satisfaisants. À noter que cela se base sur l’interface de test de mon logiciel de création typographique (Glyphs), et pas en conditions réelles dans un éditeur de texte par exemple.

Les fonctions init, medi et fina, fonctionnent bien sur mon aperçu, et par acquit de conscience, j’ai également testé une version plus complexe de calt, qui reprend grosso modo l’idée des init-medi-fina, qui marche là aussi plutôt bien.

Capture d’écran montrant le premier test

Voici ce que cela donne en termes de code de fonctions dans le logiciel, on remarquera la simplicité du premier test, et la plus grande lourdeur du second :

# Pour init + medi + fina (ici regroupés mais normalement séparés en trois) :  
sub two by two.init;
sub two by two.medi;  
sub two by two.fina;  ​  

# Pour calt :  
@initial = [space];  
@final = [space period comma];  
@letter = [two two.deb two.mil two.fin];  ​  

@initForms = [two.deb];  
@mediForms = [two.mil];  
@finaForms = [two.fin];      ​  

sub @initial @letter' @letter by @initForms;  
sub @letter @letter' @letter by @mediForms;  
sub @letter @letter' by @finaForms;

Il y a toutefois un souci sur ce second essai : quand je suis en début de ligne, le remplacement de la forme isolée par la forme initiale n’est pas opéré, et en essayant de corriger la chose je crée de nouveaux problèmes. Je suis assez peu expert, et j’imagine qu’il existe un moyen de pallier ce problème simplement, mais au moins par ces deux essais je pense pouvoir montrer que la chose est faisable, et finalement assez aisée dans la mise en place de base. L’application à de nombreux glyphes peut néanmoins alourdir le travail car à priori il faut définir les glyphes à la main et générer le code pour les calt à la main également, là où pour init, medi et fina, le logiciel s’en charge très gracieusement pour vous.
Il n’y a plus qu’à, comme on dit.


  1. Graphisme en France, n° 30, CNAP, 2024 (source)
  2. Pachinko (caractère typographique), Émilie Rigaud, A is For, 2020 (source)
  3. Ceremony (caractère typographique), Studio Joost Grootens, Optimo, 2015 (source)
  4. « Alphabet arabe », Wikipedia (source)

Pax Cultura

Benjamin Brillaud, alias Nota Bene sur YouTube, recevait il y a peu sur sa chaine secondaire Anthony Zurawski, responsable du Groupe d’aide en cas de sinistre patrimonial (GASP). Dans le contexte de la discussion et sur l’histoire de la naissance de la sauvegarde du patrimoine est évoqué un artiste russe, sa Pax cultura et, ce qui nous intéresse plus particulièrement, un signe pour la symboliser.

Le pacte de Roerich

Nicolas Roerich est un d’abord un peintre d’origine russe, théosophe, et grand voyageur. Ayant le souhait de voir le patrimoine culturel mieux protégé, en particulier en temps de guerre, il va esquisser un projet de traité international permettant de formaliser la chose, en se plaçant comme le pendant culturel de la Croix rouge. Ce projet aboutira en 1935, après diverses conférences, à la signature à Washington par les états de l’Union panaméricaine du Traité concernant la protection des institutions artistiques et scientifiques et des monuments historiques, plus succinctement appelé Pacte Roerich. Notons que l’idée de la protection des biens culturels n’était pas nouvelle puisqu’elle avait déjà été esquissée dans plusieurs conventions de La Haye (1899, 1907, 1922).

Le pacte reste encore aujourd’hui valable pour les pays signataires, et se voit complété suite à la seconde guerre mondiale par la convention de La Haye de 1954 portant sur les mêmes problématiques, intégrant cette fois des pays du monde entier.

Un signe pour la paix culturelle

Tout comme la Croix rouge possède un signe d’identification, Roerich va proposer un symbole signifiant la protection du patrimoine, la Bannière de la paix, dont la description sera intégrée dans l’article 3 du pacte :

Pour désigner les monuments et institutions mentionnés à l’article premier, on pourra se servir d’un drapeau distinctif conforme au modèle annexé au présent traité (un cercle rouge renfermant une triple sphère, le tout sur fond blanc).

La Bannière de la paix — Wikimédia

Le symbole est très simple, et si le cercle externe agit comme une muraille de protection des sphères, la signification de ces dernières est à mon sens moins évidente. Le parallèle à la trinité religieuse est assez facile à faire et Roerich ne la nie pas puisque ces trois cercles sont en fait directement tirés d’une icône religieuse d’Andrei Rublev. Il en trouve également des traces dans d’autres cultures, instillant indirectement le caractère universel de ce signe, et donc sa pertinence. Après la diffusion de son symbole, il rapportera des interprétations autres que religieuses :

One says that it is the past, present and future united by the circle of eternity. Others explain it as a religion, knowledge and art in the circle of culture.
[On dit que c’est le passé, le présent et le futur unis dans le cercle de l’éternité. D’autres expliquent que ce sont la religion, le savoir et l’art dans le cercle de la culture.]

Vient ainsi l’idée que le patrimoine est quelque chose qui traverse et lie les cultures dans le temps et l’espace, une interprétation et des significations plus conformes, il me semble, aux idées à l’origine de la création de ce symbole.

La bannière, le bouclier et le sceau

En 1996 nait le Comité international du Bouclier bleu (CIBB), un organisme directement hérité de Pacte Roerich, spécialement dédié à la protection du patrimoine culturel et qui prend en compte cette fois, en plus des menaces militaires, les menaces naturelles. Là encore, et sans surprise au vu du nom de ce comité, un symbole va être adopté sous la forme d’un écu damé de bleu et de blanc.

Le Bouclier bleu — Wikimédia

Entre la bannière de la paix qui m’évoque un kamon, le Bouclier bleu qui mène tout droit à l’héraldique européenne, on retourne là à une tradition très riche de l’identification par le signe graphique, ce qui est tout à fait cohérent dans les cas qui nous intéressent puisque ces deux signes doivent être apposés sur les lieux dont on requiert qu’ils soient épargnés et protégés des aléas. Ils intègrent ainsi une même maison, celle du patrimoine. D’ailleurs l’emblème du patrimoine mondial de l’UNESCO, dessiné par Michel Olyff et que je serai tenté de qualifier de sceau au vu de sa forme, et adopté par la Convention du patrimoine en 1978, est également à relever.

L’emblème du patrimoine mondial — Wikimédia

Évoquons enfin sur un plan plus local d’autres signes normés attachés au patrimoine en France, et que nous avons tous déjà rencontré : site classé, label musée de France ou encore monument historique, pour lequel vous trouverez d’ailleurs la charte graphique en format PDF ici.

Pour conclure, et en m’appuyant sans doute maladroitement sur mon Que sais-je ? dédié au blason, oserai-je proposer un « blason de la maison du patrimoine » reprenant la Bannière de la Paix, à savoir d’argent au cercle filé de gueule chargé de trois tourteaux de même.


  1. « Une force d’intervention pour protéger le patrimoine — Entretien avec Anthony Zurawski », Nota Bonus (chaine YouTube), 07/06/2024 (source)
  2. « Pacte Roerich », Wikipédia (source)
  3. « Roerich Pact », Wikipédia (source)
  4. « Nicolas Roerich », Wikipédia (source)
  5. « Traité concernant la protection des institutions artistiques et scientifiques et des monuments historiques, (Pacte Roerich). Washington, 15 avril 1935 », Comité international de la Croix rouge (source)
  6. « Banner of peace », Wikipédia (source)
  7. « Comité international du Bouclier bleu », Wikipédia (source)
  8. Blue shield International, theblueshield.org
  9. « L’emblème du patrimoine mondial », UNESCO (source)
  10. Le blason (7e édition), Geneviève d’Harcourt & Georges Durivault, Que sais-je ?, PUF, 1982(1949)

Alphabet chryptographique des filous

En 1876 Cesare Lombroso publie L’homme criminel, ouvrage défendant notamment la thèse que la criminalité est une caractéristique transmise de façon héréditaire, et dont on peut trouver des marques par l’étude physique des personnes. Avec une méthodologie que l’on pourrait qualifier de scientifique, il déploie ses arguments par de nombreuses études physiques et par l’adjonction de planches richement illustrées d’éléments prélevés dans la culture criminelle.

Les signes des marges

Si les planches sont légendées de façon assez précise sur le contexte et le sens des éléments, sur la planche XXXIV, la figure 5 est simplement nommée « Alphabet chryptographique des filous » (avec cette graphie spécifique) sans plus d’explication de son origine et de son usage. L’alphabet partiel représenté donne les correspondances entre les signes des filous et l’alphabet usuel. Un déchiffrage sans doute utile aux services de police de l’époque.

L’homme criminel, planche XXXIV (détail)

Du point de vue formel, les signes présentés sont basés sur des figures simples (lignes, cercle, coins, pointes) qui se combinent de façon séquencée : les formes en pointes se suivent (g à p), tout comme les coins (q à x). C’est une construction assez arbitraire, mais qui a le mérite de la simplicité et de l’économie de moyen.

Juste en dessous de l’alphabet se trouve une copie d’une inscription présentant à sa droite le dessin de deux sabres croisés qui, d’après la légende fournie, signifie le vol.

L’homme criminel, planche XXXIV (détail)

Ces fameux filous du XIXe siècle possédaient donc un système de communication complet, un code, qui permettait à la fois de mettre en exergue leur particularité sociale, de souder leur communauté, et en même temps de permettre l’exclusion des autres groupes sociaux et dans le cas qui nous intéresse de rendre plus complexe le travail de la maréchaussée.

Dans un registre similaire comment ne pas penser au hobo code, un système de marques utilisé notamment par la communauté des travailleurs migrants états-uniens des XIXe et XXe siècles qui permettait, tel un système de signalisation routière, d’indiquer (entre autres) les lieux qui étaient à éviter et les lieux qui leur seraient favorables. Notons cependant que l’usage réel de ce code prête à débat et que des sources objectives manquent, de plus simples graffitis étant quant à eux attestés.

Des signes attribués à un code des vagabonds de France — Wikimedia

Si nous parlons surtout ici de lexiques visuels, il existe également un lexique partiellement cryptique pour l’oral ou l’écrit des filous. Le terme argot, dans son sens originel, désigne ce vocabulaire spécifique. Certains mots prennent un sens secondaire, d’autres sont inventés pour l’occasion afin de brouiller les pistes et assurer une certaine confidentialité des affaires pour le moins douteuses. Pour pousser cette question plus loin, je conseille la lecture de L’Argot de Pierre Guiraud (PUF, 1985), qui, bien qu’assez ancien, permet de se rendre compte de façon assez synthétique de la créativité linguistique de la petite délinquance française d’autrefois, qui n’a soit dit en passant rien à envier au lexique marketing de la startup nation d’aujourd’hui.

Hérédité, bosses du crâne et criminologie

Pour finir, revenons tout de même au travail de Lombroso. Si la présentation se veut scientifique, la qualité du travail a été remise en question dès sa publication et battu en brèche en particulier pour sa méthodologie bancale. La conception de l’hérédité des caractéristiques criminelle a amené à de nombreux abus et raccourcis. La phrénologie, pseudoscience, se proposait, par l’étude des bosses du crâne, de déduire le comportement de la personne, ses qualités comme ses tares. Mêlé au système d’anthropométrie judiciaire de Bertillon et la physiognomonie défendue par Lombroso, on en arrive rapidement à un mélange certes creux mais favorisant l’essentialisation des personnes, les théories racistes, antisémites (pensez au nez crochu des juifs par exemple), homophobes, et j’en passe. Un véritable racisme pseudoscientifique qui permet d’éclairer sous un jour nouveau les éléments ayant amené aux évènements mondiaux du XXe siècle.

Si la chose parait absurde de nos jours, on en retrouve de forts stigmates dans les années 50 et 60, au sujet notamment de l’affaire Dominici, qui avait été un sujet de travail dans le cadre de mon DNA. Une émission de France culture, datée de 2020, revient sur ce phénomène persistant et suggère même son retour en force, appuyé cette fois par les progrès de la génétique. Si la science invalide des théories fumeuses rapidement, force est de constater que l’emprise sur le corps social est plus difficile à maitriser.


  1. L’homme criminel, Cesare Lombroso, (version de) 1887 (source)
  2. L’homme criminel — Atlas (deuxième édition), Cesare Lombroso, 1888 (source, pdf)
  3. « Cesare Lombroso », Wikipedia (source)
  4. « Physiognomonie », Wikipedia (source)
  5. « Le retour de la théorie du ‹ criminel-né › », esprit de justice, France Culture, 02/12/2020 (source)
  6. « Hobo », Wikipedia (source)
  7. The mostly true story hobo graffiti, Vox, 16/07/2018 (source)
  8. « Hobo signs, langage secret des vagabonds d’Amérique », Graphéine, 03/04/2023 (source)

Un jeu vidéo pour décrypter des langues

J’écoutais il y a quelque temps un fameux streamer sur Twitch qui s’apprêtait à lancer un nouveau jeu en live qu’on lui avait très chaudement recommandé : Chants of Sennaar. Lui ayant été vendu comme un jeu d’enquête sur des langues à la DA magnifique qui n’avait pas à rougir du très bon Return of the Obra Dinn, sa curiosité avait été évidemment piquée. Ayant également adoré Return of the Obra Dinn et grand amateur des systèmes typo-graphiques, j’ai donc mis en pause le stream afin de ressortir ma Switch qui trainait dans un tiroir pour l’acheter et y jouer au plus vite.

Note: à la demande des développeurs, je limiterai au maximum les images présentant les signes à déchiffrer et les éléments d’enquête. Un droit de regard sur le texte leur a été accordé afin d’assurer qu’un minimum des éléments clefs soient montrés.

La tour de Babel comme aire de jeu

Dans Chants of Sennaar le joueur incarne un personnage qui doit progresser dans une gigantesque tour, métaphore assumée de la tour de Babel. Dans les cinq étages de celle-ci vivent cinq peuples aux cultures différentes : dévots, guerriers, bardes, alchimistes et reclus. Chacun de ces peuples possède une ambiance visuelle, une architecture et une pseudo-langue propre à découvrir.

Armé d’un simple carnet de notes (associant un signe de la langue rencontrée et une illustration) et de ses talents de déductions, le joueur doit donc tenter de déchiffrer la langue de chaque étage afin de résoudre des énigmes et de progresser dans le jeu. Quand l’ensemble des déductions d’une page sont correctes (association entre illustration et signe de la langue donc), les termes sont « validés » et on obtient la traduction officielle des termes rencontrés. Un système simple, mais efficace, où une compréhension partielle des mots permet tout de même d’avancer. L’idée n’est pas de trouver une traduction forcément exacte, mais de pouvoir comprendre l’idée sémantique du signe à déchiffrer, clef pour résoudre les énigmes et faire les bonnes actions dans le jeu.

Vue du carnet permettant le travail de réflexion et de traduction — © Rundisc

Les environnements sont épurés, l’accent étant mis sur l’aspect visuel associé à chaque peuple. La caméra assez éloignée et bien souvent fixe permet de toujours profiter de l’espace dans lequel on déambule, on se croit parfois dans un tableau. Si l’inspiration n’est à priori pas revendiquée, j’y vois un parallèle de fond avec les propositions de Monument Valley ou encore de Journey.

L’étage des dévots — © Rundisc
L’étage des guerriers — © Rundisc
L’étage des bardes — © Rundisc

Des signes inspirés par la culture écrite du monde

De l’aveu même des deux développeurs à l’origine du projet — Julien Moya et Thomas Panuel — les signes rencontrés n’ont pas été pensés pour créer de véritables langues, mais seulement un ensemble d’éléments de vocabulaire servant le gameplay. Par contre chaque peuple devant avoir un style propre, des inspirations ont été prises du côté de systèmes visuels réels.

Ainsi on peut retrouver pour certains peuples des références plus ou moins claires. L’alphabet phénicien, assez géométrique, ou le protosinaïtique pourraient être associés aux dévots. L’arabe et le devanagari collent plutôt aux bardes. L’alphabet runique aux guerriers. Dans le cas des alchimistes, on est plus face à des signes évoquant clairement la tradition des signes alchimiques, assez complexes, et formant presque plus des sortes de logos que des lettres. À mon sens, c’est le système des reclus qui est le plus éloigné des systèmes de signes connus, en m’évoquant plutôt des expérimentations graphiques plus contemporaines. Je ne peux m’empêcher de faire ici un parallèle avec certains des signes vus dans Letterform variations de Nigel Cottier.

Les 5 systèmes de glyphes du jeu — © Rundisc

Certains glyphes ayant un point commun sémantiquement parlant présentent également des similitudes graphiques. Des termes associés à des lieux ou aux noms des peuples auront donc des structures ou des parties similaires. Sur ce point les projets de pasigraphies, telles le Bliss ou le LoCoS usent de cette technique : cela permet d’apprendre et de comprendre plus aisément la logique de la langue, et pour le jeu, cela permet de guider de façon subtile l’avancée du joueur et de rationaliser le processus de design, tout le monde est content.

Jouer à ce jeu, c’est indirectement s’ouvrir à une culture visuelle très riche, mais parfois peu connue du grand public et qui représente le patrimoine graphique du monde et des peuples qui y vivent ou qui y ont vécu. Un bon message porté et assumé par le jeu, alors jouez-y.


  1. Chants of Sennaar, Rundisc, Focus Entertainment, 2023 (source)
  2. Chants of Sennaar, Focus Entertainment (source)
  3. « Godot & la création de Chants of Sennaar », Atomium & Mister MV, Rencontre en terre indé, 03/10/2023 (source YouTube)
  4. « Chants of Sennaar », Wikipedia (source)

Sweathearts, quand un illustrateur rencontre une fonderie typographique

Martin Groch est un designer graphique et illustrateur d’origine slovaque basé à Bruxelles connu en particulier pour ses dessins dont certains sont publiés dans la presse. Son style est rapide, simple mais incisif. En 2022 il conçoit pour Abyme – éditeur indépendant de travaux d’artistes avec un focus particulier sur le texte et les caractères typographiques – un caractère contenant 192 dessins originaux : Sweathearts. Ou pour développer complètement son nom : Sweathearts – twenty-six characters in search of an author.

Sweathearts, un caractère typo-dessino-graphique

Le texte de présentation de ce caractère, présent sur la page dédiée du site d’Abyme commence ainsi :

A duck, a music-hall entertainer, an it girl, a Wall Street shark, a detective, a vampire, and a young curator – a collection of question marks. Twenty-six improbable entities stuck together into a pit of darkness. No logic, no reason, no explanation; just a prolonged nightmare in which fear, loneliness, and the unexplainable walk hand in hand through the shadows.

Effectivement, ce caractère typographique est particulier, puisque c’est un caractère dingbat dans son acception primaire. Chacun des glyphes codant pour un signe (une lettre par exemple) ne présente pas le signe associé (la lettre correspondante), mais l’un des dessins de sont auteur. Ainsi, en tapant la lettre correspondant à [lettre C capitale], on n’obtient pas « C », mais le dessin d’un canard regardant une image.

Quelques illustrations présentes dans le caractère : [C], [X], [e] – © Martin Groch & Abyme

Sweatheart n’est donc pas tant un caractère typographique qu’une galerie de personnages et de situations : Thomas, un oiseau, un canard, un chat, Mr Peanut, une cacahuète (dans sa bogue), Carolee, une sorte de démon féminin ou encore un vampire. Je peux supposer qu’ils s’inscrivent dans l’univers déjà en place de l’artiste et qu’il s’agit ici d’en faire une sorte de photo de famille.

Des fonctions OpenType qui racontent des micro-histoires

Profitant des fonctionnalités propres aux caractères typographiques, Sweathearts intègre des sets stylistiques permettant de compléter la galerie d’images, en proposant d’inclure des variantes des personnages.

Variations stylistiques pour le [7] – © Martin Groch & Abyme

À ces variantes viennent s’ajouter des « ligatures » où deux personnages juxtaposées sont substitués à une nouvelle situation, permettant de raconter une histoire en trois glyphes, comme l’indique la suite du texte de présentation :

Two liminal characters, duck and cat, when joined at the hip, become a ligature of close friends walking sweetly side by side. Mr Egg when set close to crab will consume him, steamed, buttered and plated. A Dobermann tied to an it girl can only ever result in a terrible glyph situation. Soon, we’ll start collecting clues as to the whys, the whats, and the wheres. We will not end the nightmare, nor explain it – because this is Sweathearts.

Un exemple de ligature [Q] + [L] qui se passe mal pour le crabe – © Martin Groch & Abyme

Avec Sweathearts on voit donc que les caractères typographiques, dans le sens de fichiers typographiques, peuvent proposer plus que de simples collections de signes utilitaires et devenir des vecteurs de créations, voire pourquoi pas une nouvelle forme de média ? Après-tout, avec le système de ligature du Sweathearts, on peut faire un parallèle qui ne me semble pas si osé avec les strips de bande dessinée.


  1. “Sweethearts – Twenty-six characters in search of an author”, Martin Groch, Abyme, 2022 (source)
  2. @martin_groch (compte Instagram)
  3. Sweathearts (spécimen du caractère typographique), Abyme, 2022 (source pdf)