Bien avant l’ère de l’hyperconnection et de la communication instantanée, le transport de l’information se faisait de mains en mains, à cheval notamment. Évidemment transmettre une information sur des centaines de kilomètres était un processus assez long, et d’un point de vue stratégique, celui qui pouvait transmettre rapidement des informations avait un avantage. C’est ainsi qu’en pleine période révolutionnaire Claude Chappe invente un télégraphe par sémaphore, permettant de transmettre des informations (surtout militaires) avec une rapidité inégalée pour l’époque. Suite à l’acceptation de son système par la Convention, la première ligne reliant Paris à Lille est mise en service en juillet 1794.
Anatomie du système
Le système Chappe est un sémaphore, c’est à dire un système visuel. Une ligne de communication est parsemée environ tous les 15 kilomètres par une “tour Chappe” en haut de laquelle se trouve le-dit sémaphore. Ce mécanisme se compose d’un mat, sur lequel vient s’accrocher le bras principal. À chacune des extrémités de ce bras on trouve un bras secondaire. L’ensemble est articulé et un système de contrepoids permet depuis l’intérieur de la tour de pouvoir modifier les positions du bras principal et de ses deux bras secondaires. La position de ces éléments étant définie et limitée, on peut créer de nombreux agencements différents, des codes. C’est ce qui forme la clef de voute de ce système visuel.
La transmission des messages se fait de tour en tour, les opérateurs y étant stationnés étant chargés de surveiller à la lunette optique les autres tours de la ligne et de transmettre toutes les communications quand cela était nécessaire. De ce fait les transmissions de messages ne pouvaient se faire qu’en plein jour et par temps clair.
Le code
D’un usage avant tout militaire, il est nécessaire que les messages transmis soient cryptés, il serait sinon aisé d’intercepter un message. Le système s’accompagne donc d’un code rédigé par Chappe lui-même. Seuls les directeurs des stations de bout de ligne ont accès à celui-ci, les stationnaires eux ne devaient que reproduire les positions du mécanisme sans en connaitre le sens. Des inspecteurs étaient eux chargés de contrôler plusieurs stations afin d’en vérifier le bon fonctionnement.
Le système fonctionne sur une correspondance entre des nombres de 1 à 92 et des positions des bras d’une part, et de la correspondance des ces nombres à des mots ou expressions d’autre part. Le livre de code étant composé de 92 pages de 92 correspondances chacune, on obtient un total de 8464 possibilités si l’on utilise deux signaux par mot : un pour la page, un pour le mot. À cela s’ajoute des signaux de service, utilisés pour le contrôle général de la transmission et du fonctionnement du système :
Petite activité – Grande activité – Petite urgence – Grande urgence – Signal de réception – Signal d’attente – Signal de répétition – Signal de fin – Congé (1/2 heure) – Congé (2 heures) – Congé (3 heures) – Erreur – Suspension brumaire (problème météorologique ?) – Suspension d’absence – Suspension de petit dérangement – Suspension de grand dérangement (inspecteur requis) – Suspension de retard
À noter que certaines sources donnent 6 signaux, d’autres en montrent 18. Je n’ai pas pu établir plus précisément la qualité de ces sources. Il est également possible que le système était au début composé de 6 signaux de service, et que l’usage a nécessité la création de signaux supplémentaires.
Par défaut, la tour est en position de contrôle, à la verticale. À partir de cette position on peut modifier la position des bras pour former un premier signal, puis un autre et ainsi de suite. Les différentes positions successives étaient notées telles quelles par les stationnaires et transmises au directeur en bout de ligne pour qu’il puisse décoder le message dans son ensemble. Les sources que j’ai pu trouver donnent des positions des bras et des correspondances chiffrées différentes. On peut inférer que le code fut modifié au fur et à mesure, voire était différent selon les lignes, pour améliorer sécurité des communications, mais cela reste une supposition.
L’arrivée de la télégraphie électrique à partir de 1845 va peu à peu remplacer le système Chappe, devenu trop lent. La dernière ligne sera ainsi fermée en 1855. Il ne subsiste aujourd’hui en France qu’une poignée de tour Chappe qui ne sont pas toujours conservées à titre patrimonial, la plupart étant à l’abandon ou utilisées pour une autre fonction.
“Le télégraphe optique”, René Wallstein, universalis.fr (source)
“Claude Chappe (1763 - 1805) – Le télégraphe, une affaire de famille”, Jean-François Liandier, herodote.net, 27/11/2018 (source)
“Le système de codage Chappe”, Conservatoire des télécommunications d’Aquitaine, (source)
Livre de vocabulaire de composition (1854), Conservatoire des télécommunications d’Aquitaine, (source pdf)
Les merveilles de la science ou description populaire des inventions modernes, Louis Figuier, BnF Gallica, pp. 2-62, 1868, (source)
“The French telegraph explained”, The Gentleman’s magazine, v.76 pp. 992-992, 1794, (source ou source)
“Historique sur la télégraphie Chappe”, Claude, Charbon, Fédération nationale des associations de personnel de la Poste et d’Orange pour la recherche historique (FNARH), (source)
“Télégraphe Chappe”, Cl Wallart & Ch. Douyère-Demeulenaire, Histoire par l’image, mars 2016, (source)
Dans la publication de sa thèse doctorale Visualiser l’archéologie, Fabienne Kilchör nous expose sa recherche en partenariat avec le Fond national suisse et l’Institut des sciences de l’Université de Berne. La production majeure de ce travail est le caractère typographique et pictographique Diglû pensé pour la médiation des découvertes archéologiques et dont le nom est inspiré de termes Akkadiens évoquant la vision et du terme dagālu : regarder.
Un outil au service de l’archéologie
Le point de départ du travail sur le Diglû vient de la volonté de proposer aux archéologues un outil leur permettant de pouvoir travailler plus efficacement à la schématisation de leurs découvertes, à la présentation de leurs données, leur partage et leur analyse. Cela peut passer par des schémas de zones de fouilles, des cartes, des diagrammes et divers représentations schématiques des découvertes effectuées.
Ainsi un grand nombre d’éléments graphiques et pictographiques ont été dessinés pour cet usage. On peut citer des pictogrammes pour la représentation de différents types de céramiques ou d’objets, avec dans certain cas un système diacritique de modulation de sens. Sont également présents des éléments pour la représentation de données avec des camemberts, des barres et des pictogrammes à utiliser par exemple sur des cartes pour noter des lieux et des typologies d’environnements : forêt, cultures, présences animales ou végétales ou encore des caractères assimilables à des textures servant à dénoter la nature des sols et des matériaux présents sur le lieu de fouille.
Si le caractère a été pensé en premier lieu pour l’usage des professionnels, la nature pictographique, schématique et simplifiée des pictogrammes est très adaptée à la vulgarisation scientifique.
Le caractère
Le Diglû est un caractère sans-serif géométrique à faible contraste, tirant vers le Futura dans le style, et disponible dans un total de 10 graisses allant du très fin au très gras, en versions romaine et italique. 20 variations au total, donc.
Les pictogrammes sont intégrés au caractère dans les 10 graisses du caractère, en comptant cependant que les 3 dernières ne sont que des copies du gras, probablement pour un soucis de lisibilité sur ces graisses extrêmes. Ces pictogrammes ne sont pas modifiés pour les versions italiques de ces graisses. Bien évidemment, tous les pictogrammes sont intégrés visuellement avec les glyphes alphabétiques, avec une prédisposition à être plutôt calés au niveau de la ligne des descendantes que de la ligne de base. Je trouve que ce placement est un peu “ pendant ” visuellement, alors qu’un léger décalage vers le haut me semblerait plus juste. Il y a peut-être un paramètre de construction qui justifie ce placement et que je n’ai pas. En attendant d’avoir une explication précise, à vous de vous faire votre avis.
Un système qui s’agrandit
Au moment du travail de thèse, le Diglû contenait 800 pictogrammes, mais depuis le système a été étendu à des domaines autres que la seule archéologie par le biais de son utilisation dans des projets du studio de design graphique Emphase, dont Fabienne Kilchör est la co-fondatrice. Citons en particuliers les projets de communication et de créations graphiques pour l’École polytechnique fédérale de Lausanne qui ont nécessités la création de nouveaux pictogrammes, dédiés cette fois aux sciences physiques.
À l’heure d’écrire ces lignes, et d’après le site web de présentation du caractère, on compte plus 1500 pictogrammes. Certains sont liés aux sciences et très spécifiques, comme expliqué plus haut, et d’autres sont plus communs : éléments fléchés, emojis et pictogrammes liés à la vie courante et aux transports. Chaque nouveau projet pris en charge par Emphase est donc susceptible d’enrichir ce système typo-graphique à part entière.
Walter Bohatsch est un designer graphique et typographe autrichien, membre de l’AGI. Il a été un temps enseignant en design et en typographie et est le fondateur du studio de design graphique Bohatsch und Partner. Il a gagné plusieurs prix, dont « Le plus beau livre d’Autriche » en 1990, 2004 et 2007.
Un ouvrage de présentation d’un système typographique
Quand on tape « Walter Bohatsch » sur Google images, on tombe rapidement sur le projet qui est sans doute le plus célèbre de cet auteur : les Typojis, et notamment l’édition qui est associée.
Cet ouvrage, d’un format assez généreux de 187 × 250 cm pour 240 pages, est à la fois un spécimen, une présentation et un cahier d’apprentissage d’un caractère typographique comprenant 30 nouveaux signes de ponctuation signifiant les émotions et nommé Typojis. L’ouvrage est entièrement bilingue allemand-anglais et se segmente en plusieurs blocs. Le premier étant dédié à une présentation générale du système, suivi par une série de textes par des auteurs invités. L’essentiel du livre est occupé par un bloc de présentation des 30 signes, toujours présentés de la même manière : une photographie issue de la culture mondiale (politique, culture, etc.), le signe en pleine page, une double page de phrases d’exemple sur fond bleu en page de gauche, et en rouge en page de droite. Vient ensuite une double page en forme de cahier d’exercice de traçage du signe à la manière d’un cahier d’écolier, on peut ainsi s’entrainer au traçage de ces nouveaux glyphes. On finit par un spécimen complet du caractère typographique Typojis sur une page, montrant à la fois les 30 signes et les caractères usuels. À noter que l’ensemble de l’ouvrage est composé avec le-dit caractère, qui en soit suffit en tant que spécimen des caractères alphabétiques qui sont autrement moins mis en avant par rapport aux 30 signes pour les émotions.
À propos des typojis
Les typojis (on fera ici usage de ce terme pour désigner les signes spécifiques du caractère) codent 30 sentiments et tons : Optimisme, Pessimisme, Euphémisme, Exagération, Sympathie, Antipathie, Enthousiasme, Scepticisme, Intégrité, Tolérance, Ignorance, Surprise, Déception, Solidarité, Rejet, Sagacité, Naïveté, Admiration, Ennui, Mépris, Curiosité, Autorité, Provocation, Séduction, Challenge, Aspiration, Modestie, Secret, Outrage, et Ironie. Leur construction est basée sur la construction des signes d’exclamation et d’interrogation, avec un point en bas et une forme plus ou moins courbe en chef.
Certain signes codant pour des émotions opposées sont dessinés en symétrie, verticale par exemple pour l’Enthousiasme et le Scepticisme ou horizontale pour le cas de l’Euphémisme et de l’Exagération. Dans cette symétrie le point souscrit n’est jamais impacté, seul la partie supérieure l’est. Aucun de ces signes ne semblent pas s’inspirer de formes existantes de signes de ponctuation pour les émotions ou de formes graphiques connues. C’est particulièrement prégnant pour le signe pour la séduction, qui aurait pu évoquer une sorte de cœur, ce qui aurait indiqué la thématique générale invoquée.
Si certains signes sont faciles à écrire, d’autres le sont beaucoup moins, le signe pour la Provocation et la Séduction étant selon moi les plus difficile à prendre en main. Je sais que la pratique de l’écriture manuscrite s’amenuise, mais je me serai attendu à des formes avec un tracé relativement simple. On est bien là sur de la typographie, dans son sens mécanique, et pas dans la calligraphie, dans son sens manuel. D’ailleurs le caractère Andersen, dont j’ai parlé dans le billet précédent, et qui a une thématique similaire, n’est lui aussi pas adapté selon moi à un traçage manuel de ses signes. Dans les deux cas, on est là dans une proposition graphique pensée pour la composition de texte et sa lecture, pas pour son traçage.
Pour ce qui est de l’utilisation de ces 30 signes, c’est un simple système OpenType de ligature qui permet de les ajouter à un texte. Il suffit d’entourer le nom (anglais) du signe par les signes d’addition pour faire remplacer la formule par le signe correspondant. Par exemple pour l’Optimisme, on notera « +optimism+ ». Simple et efficace.
À propos du nom
Le terme « typoji » contraction assez claire de « typographie » et d’« emoji » évoque donc un système graphique bien connu de représentation d’émotions (bien que maintenant les emojis soient bien plus variés) sous forme de petites images. C’est là donc que je trouve que le nom donné, bien que je le comprenne, ne me semble pas le plus adapté. En effet l’intérêt des emojis réside dans leur forme illustrative, permettant, en théorie, une compréhension immédiate, ne nécessitant pas d’apprentissage particulier (c’est évidemment bien plus compliqué que cela) et donc adaptée à leur usage dans les conversations à l’heure d’internet et des réseaux sociaux. Ce sont des icônes. Selon moi, les typojis sont eux des signes à plus rapprocher du système de ponctuation, nécessitant donc un apprentissage de leur signification. Ce sont donc des symboles.
Disant cela, je ne résous pas le problème et il est clair que d’avoir choisi typoji connecte ce travail à une certaine contemporanéité en proposant des signes plus ‘typographiques’ et possiblement moins perturbant que les emojis, qui sommes toute ne sont quasiment pas utilisés dans la composition de textes littéraires par exemple, probablement car considérés comme trop familiers. Ce terme permet également d’inférer l’utilité et le domaine d’intervention de ce système. En cela le mot-valise typoji est tout à fait adapté. À vous maintenant de vous faire votre avis.
Typojis – A Few More Glyphs, Walter Bohatsch, Verlag Hermann Schmidt, 2017 (source)
Remarquant le manque de caractères typographiques dédiés aux livres pour la jeunesse, le designer graphique et typographe Thierry Fétiveau décide lors de ses études de confectionner un caractère typographique qui pourrait combler ce manque. Ainsi naquit le caractère Andersen, nommé en référence à l’écrivain danois Hans Christian Andersen, connu notamment pour ses contes de fées.
Point de départ
Étudiant de nombreux ouvrages dédiés à la jeunesse, Fétiveau remarque que les caractères utilisés sont soient très « classiques » (comme le Garamond ou le Times New Roman), soient très marqués et moins adaptés à la lecture de textes longs (comme l’Hobo). L’idée est donc de proposer un entre-deux, à la fois expressif mais adapté à du texte de labeur. Ce type de textes étant souvent lus à voix haute, par les parents le plus souvent, la création de signes permettant d’indiquer des émotions ou des tons permettraient d’aider à la lecture et de rendre l’oralisation de l’histoire plus attractive et adaptée. Pour avoir une mère assistante maternelle, je peux vous garantir que la lecture à des enfants peut être considérée comme un acte performatif et théâtral.
Le caractère
L’Andersen est finalisé en 2018 et est depuis disponible à l’achat chez 205TF en deux graisses : normal et gras, toutes deux disponibles en variantes romaines et italiques. Formellement l’Andersen est un caractère à empattements à faible contraste et ayant un rendu assez doux et rond. Dans le but de faciliter la lecture des personnes ayant des troubles dyslexiques, les lettres sont dessinés de sorte à faciliter la différentiation des lettres ayant des formes similaires comme le b, le d, le p et le q.
Le système de signes pour les émotions
Comme évoqué plus haut, l’Andersen intègre une collection de 11 signes de ponctuation dédiés à l’indication des sentiments : amour, colère, dégoût, empressement, exaspération, inquiétude, joie, moquerie, peur, surprise & tristesse.
Formellement ces signes peuvent être considérés comme des déclinaisons des points d’interrogation et d’exclamation. Certains sont facilement déchiffrables, comme celui pour l’amour, dessinant un cœur, et d’autres nécessitent un apprentissage préalable, comme par exemple celui dédié à l’inquiétude. On reste ici dans une certaine tradition de la création de nouveaux signes de ponctuation, Hervé Bazin en tête, dont nous parlerons probablement un jour. En attendant, vous pouvez aller voir mon article sur le point d’interfinité.
Particularité d’usage, ces signes sont doubles : sur le mode espagnol, ils sont apposés à la fois en début de phrase en position retournée mais également à sa fin, en position normale cette fois. Le lecteur peut ainsi savoir dès le début d’une phrase quelle est la bonne intonation à prendre.
Afin de pouvoir les intégrer facilement au texte dans son logiciel de mise en page, une fonctionnalité OpenType permet de « coder » les signes, grâce à ce que l’on pourrait assimiler à des émoticônes. Pour signifier l’amour on écrira donc « 1<3 je t’aime <3 ». Le « 1 » permettant de générer la version renversée du signe. Pour la joie, on écrira « 1:D Je suis si heureuse de l’entendre :D ».
Si tout l’attrait (à mon avis) de ce caractère réside dans cette proposition de signes de ponctuation notant les émotions et la fonction de « codage » de ces derniers empruntant aux émoticônes, l’Andersen est tout à fait utilisable comme caractère de labeur « conventionnel » grâce à ses nombreuses fonctionnalités Opentype le rendant très complet. À vous donc de le prendre en main.
En 2001, David. A. King, spécialiste des mathématiques dans le monde arabe du Moyen Âge, se permet une petite sortie de son domaine d’expertise principal pour publier The ciphers of the monks – A forgotten number-notation of the Middle Ages. Dans cet ouvrage il fait état de sa recherche concernant un système de notation numérique utilisé notamment par des moines à partir XIIIe siècle et possiblement jusqu’au XVIIIe siècle pour la notation de quantité de vin en barrique. Peu documenté et étudié avant lui, ce système a pour particularité de pouvoir écrire les nombre de 1 à 9999 en un seul signe composite.
Pourquoi ce système ?
D’après les travaux de King, ce système (comprenant de nombreuses variantes) a été utilisé pour la création d’index, la pagination ou la notation des années sur des manuscrits et même sur un astrolabe du XIVe siècle. Cette notation serait inspirée par un système sténographique grec importé en Angleterre par le moine John de Basingstoke. La méthode se serait ensuite propagé en actuelle Belgique et France et plus largement en Europe puisqu’il fait état de son utilisation dans des ouvrages en Espagne et en Italie. Il faut prendre en considération qu’à l’époque la notation en chiffres indo-arabes n’était pas totalement répandue, et que la notation romaine était encore très présente. S’agissant de notations de nombres sans besoin de calcul, ce système pouvait être considéré comme plus performant que la notation romaine du type « MCMXCIII » (1993), qui, je pense pouvoir le dire, n’est pas des plus aisée à interpréter de par son mode de fonctionnement. Le système, à priori très peu utilisé (le corpus est en tout cas très limité) a fini par être abandonné au profit de la notation indo-arabe que nous connaissons et utilisons aujourd’hui couramment.
Fonctionnement
Ce « code » est fondé sur une construction extrêmement simple : un fût sert d’axe principal, il a en soit une valeur numérique nulle, soit zéro. Il sert surtout de « point d’appui ». Quatre zones sont délimitées de part et d’autre de cet axe, chaque zone correspondant au milliers, centaines, dizaines et unités. Un signe (à base de barres la plupart du temps) codant pour une valeur numérique de 1 à 9 peut être adjoint à une des zones, signifiant le nombre soit de milliers, soit de centaines, de dizaines, ou d’unités selon sont positionnement. La valeur nulle étant simplement signifiée par l’absence d’élément dans la zone correspondante. Le signe de base est toujours le même, mais il peut être inversé horizontalement et/ou verticalement selon la zone qu’il occupe. De fait, un nombre tel que 9999 aura une construction symétrique étant donné qu’il y a [9] quantités dans chacune des catégories : [9] milliers, [9] centaines, etc.
Dans l’ensemble, même si l’on ne connait pas la signification de ces signes, on peut néanmoins inférer un sens caché, la forme étant trop précise pour être due au simple hasard ou à une erreur. D’où certaines interprétations ésotériques, et autres fonctions plus ou moins « secrètes » connues des seuls moines. De fait, King utilise le terme cipher, littéralement le code (dans un sens cryptographique). De là à en faire tout un thriller au temps des moines copistes, il n’y a qu’un pas qu’Umberto Eco ne renierait pas. Formellement, l’aspect global du système – et surtout lorsqu’il utilise des barres obliques – peut faire penser à de l’écriture runique. Ces deux systèmes n’ont toutefois pas une origine commune.
Variantes
On peut distinguer dans ce système deux variantes majeures, caractérisées par l’orientation du fût principal, en gardant toutefois à l’esprit que le système était en réalité plus varié que ce qui va être montré ci-après en ce qui concerne les détails de notation des valeurs numériques.
En Grande Bretagne il est vertical, le sens de lecture se fait de manière différente par rapport à notre mode de lecture habituel (de haut en bas et de gauche à droite), puisque les milliers sont situés en bas à gauche, les centaines en bas à droite, les dizaines en haut à gauche et enfin les unités en haut à droite, on lit donc de gauche à droite, mais de bas en haut. Toutes les valeurs numériques sont notées avec des segments simples ou composés, avec des composants parfois horizontaux, parfois verticaux et parfois obliques.
En actuelle France et Belgique, une forme horizontale semble privilégiée, tout en gardant les mêmes méthodes de construction. On note toutefois l’introduction de point ou de cercles en lieu et place des barres pour la valeur [5] voire [6]. Cette forme aurait en particulier été utilisée dans des index de manuscrit, où sa forme compacte était avantageuse, et ce malgré l’utilisation dans le même ouvrage des systèmes romain et indo-arabe.
Critique du travail de King
Comme expliqué précédemment, le corpus à étudier montrant l’utilisation de cette notation est très limité : 25 manuscrits datés entre le XIIIe et le XVIe, plus des textes et mentions poussant jusqu’au tout début du XIXe siècle. C’est probablement la finesse de ce corpus qui a justement poussé David A. King à faire ce travail de recherche, faisant de lui un pionnier de la recherche dans ce domaine. Force est de constater que je n’ai pu trouver d’autres recherches scientifiques sur le sujet qui auraient pu compléter, s’opposer ou confirmer de manière claire les propos de King. N’ayant pas pu me procurer l’ouvrage, je ne peux pas prétendre à une analyse exhaustive. Je n’ai de toute façon pas le bagage scientifique adéquat pour en juger. Je me base donc ici sur des travaux d’autres personnes. Plusieurs sources (publiées dans des revues notamment) font néanmoins un retour sur l’ensemble de son ouvrage et semblent au moins confirmer la qualité de sa méthodologie et par extension de la solidité de ses résultats au vu du corpus étudié. Quelques erreurs de chronologie ou de renvois ont toutefois été repérées. Si des critiques peuvent se faire jour dans le futur, le travail de David A. King est au moins admis comme une base de recherche solide pour des études ultérieures.
En somme ce système fut une sorte de parenthèse très spécifique dans l’histoire de la notation des nombres, presque une anecdote, mais c’est justement ce qui en fait son charme.
Si vous voulez générer les signes à partir de chiffres indo-arabes, j'ai développé un petit outil disponbile en ligne à cette adresse.
The Ciphers of the Monks – A forgotten Number-Notation of the Middle Ages, David A. King, Franz Steiner Verlag, 2001 (source)
Système cistercien de notation numérique, Wikipedia (source)
« David A. King , The Ciphers of the Monks. A forgotten Number-Notation of the Middle Ages », Alain Boureau, Histoire & mesure XVIII 1/2, pp.199-201, 2003 (source)
« David A. King, The Ciphers of the Monks: A forgotten Number-Notation of the Middle Ages » [compte-rendu], Revue d’histoire des sciences, 58-1, pp. 253-255, 2004 (source)
« Wine-Gauging at Damme [The evidence of a late medieval manuscript] », Ad Meskens - Germain Bonte - Jacques de Groot - Mike de Jonghe & David A. King, Histoire & Mesure, 14-1-2, pp. 51-77, 1999 (source)
« Se mettre à l’heure des moines », Loïc Mangin, pourlascience.fr, 10 octobre 2018 (source)
« The forgotten Number System », Numberphile (chaine YouTube), 5 nov. 2020 (source YouTube)