Alexandre Texier

[Ehmay Ghee Chah] A Universal Second Language, Elmer Joseph Hankes, 1992

À propos de l’auteur

Elmer Joseph Hankes (1913-2012), d’après le peu d’informations que j’ai pu trouvé, arrive à Minneapolis (Minnesota, USA) dans les années 1940 comme ingénieur mécanique. Il dépose divers brevets dans le domaine des machines permettant la correction automatiques des tests standardisés. Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici est son travail d’invention d’une langue secondaire et universelle, qu’il nomme Ehmay Ghee Chah et qui signifie « langue secondaire », tout un programme donc, qui se déploie dans une édition préliminaire éditée en 1992 : EhmayGheeChah A Universal Second Language.

Un livre sorti des collections

Cette édition préliminaire a un format assez commun de 160×233 mm pour 174 pages, avec une couverture rigide en papier gaufré noir, avec son titre encré sur le dos et deux papiers imprimés et collés pour faire office de 1re et 4e de couverture. L’édition présentée ici provient de la Hillsboro High Library (Nashville, USA), sous la référence 499.99 HAN n°222827. Cet ouvrage a été sorti des collections à une date non précisée comme l’indiquent les deux mentions « withdrawn » tamponnés sur la première page et sur la pochette accueillant la fiche d’emprunt. Je m’avancerai à dire que cette sortie du catalogue est possiblement due au fait que le livre n’a apparemment jamais été emprunté, puisque la carte d’emprunt est vierge et semble de la même époque que la sortie du livre.

La couverture de l’ouvrage avec le papier imprimé collé sur la couverture

Une édition pour la recherche

C’est précisé dès le titre intérieur, cette édition préliminaire n’est destinée qu’à la recherche, puisqu’une première édition définitive était prévue pour le quatrième semestre de l’année 1993, édition définitive dont je n’ai pas trouvé trace lors de mes recherches. Le livre est découpé en 5 parties matérialisées par une marque visible sur sa tranche. On a dans un premier temps une présentation générale du projet et des principes de construction de ce système de communication. Viennent ensuite des tableaux de construction de mots suivi par deux parties de vocabulaire général par thèmes puis par ordre alphabétique. On finit par des appendices complétant le projet et ses futurs développements. Cette édition devait à l’origine être accompagnée d’un cassette audio permettant d’écouter Elmer Hankes parler dans sa langue, pour nous permettre d’en apprendre la prononciation, mais je n’ai que le livre. En somme cet ensemble était à la fois la présentation d’un projet et un guide d’apprentissage de l’EhmayGheeChah.

Structure de la langue

La proposition de Hankes est basée sur un construction proche des hiéroglyphes égyptiens en ce qui concerne les chiffres : un signe représente à la fois un mot (un chiffre) et a également une valeur de phonème. Les chiffres sont un calque des chiffres indo-arabes, avec une nouvelle prononciation. Les lettres sont quand à elles des signes inventés, construites sur un principe monocaméral modulaire assez rigide : chaque lettre possède une barre verticale à laquelle peuvent s’ajouter un ou plusieurs traits horizontaux sur le haut, le milieu ou le bas de cette barre, à sa gauche ou sa droite. Des points pouvant se placer sur quatre positions définies (2 à gauche, 2 à droite) viennent compléter la construction. D’autres signes divers (ponctuation, notes tonales, etc.) terminent l’ensemble. Les barres horizontales ne peuvent se placer que d’un côté à la fois, les 20 voyelles ont des barres à droites et les 20 consonnes ont des barres à gauche. On peut rapprocher cette construction avec le système numéraire cistercien, dont vous pourrez retrouver une vidéo proposée récemment par Benjamin Brillaud. Les mots de base sont composés de trois syllabes, les deux premières permettant d’identifier la thématique linguistique du mot, par exemple les actions, les mathématiques, les couleurs, etc. La construction est donc emprunte d’une rigueur toute mathématique, ce qui n’a rien d’étonnant avec le passif d’ingénieur de l’auteur, le fait qu’il cherche également par ce langage à faciliter l’OCR, la communication homme-machine et l’idée que l’on se fait d’une langue universelle, qui doit être basée sur des principes éminemment logiques.

pp.4-5 : la structure de la langue, son alphabet et ses divers signes.
pp.6-7 : les signes étrangers et le système de dénombrement.
pp.68-69 : une double page du vocabulaire préliminaire.

L’utopie du langage universel

Difficile de ne pas penser à cette utopie plutôt ancienne de la création d’une langue de zéro, construite sur des bases logiques qui ferait d’elle une langue secondaire universelle (on parle alors de pasigraphie), voire pour les plus ambitieux une langue mondiale unique venant reconnecter tous les Hommes. On retourne au mythe de Babel. Mis à part l’Esperanto, qui connait un certain succès, force est de constater que cette utopie ne s’est jamais vraiment matérialisée, les diverses propositions de langues universelles restant pour la plupart des curiosités ou des expérimentation de fiction, telle que le Rapid Language que le collectif Normals développe et qui unifie les humains et l’internet (appelé chez eux le stream). Au final c’est l’anglais qui s’est peu à peu imposé comme une langue internationale, à défaut d’être à proprement parler une langue universelle. Elmer Hankes est sur ce point assez pragmatique, il reconnait la difficulté de ce travail, mais reste néanmoins extrêmement confiant sur sa réussite puisqu’il a fondé dans le même temps la Fondation Hankes pour supporter l’EhmayGheeChah, que le design des caractères et déposée par brevet et que cette édition préliminaire a été éditée à 10 000 exemplaires, ce qui me semble un peu excessif pour ce type de projet dans les années 1990. Il revient plusieurs fois sur les progrès dont pourraient bénéficier la société grâce à son language, qu’il qualifie lui-même de « poli », qui permettrait d’unifier les hommes, et c’est pourquoi les quatre premiers mots créés sont please, excuse me, thanks et welcome.

Il y a une forme d’ambiguïté dans ce projet basé sur une volonté louable : un goût pour la liaison et la paix entre les Hommes. Pourtant c’est un projet breveté, conçu, diffusé et développé par un auteur omnipotent qui ne semble pas avoir pris conscience de toutes les tentatives similaires précédentes qui se sont conclues par des échecs plus ou moins fracassant. Le peu d’informations que j’ai pu glané ne permettent pas réellement de saisir l’impact de ce travail, s’il a eu, au moins pendant un court moment, une certaine reconnaissance publique et s’il a été investi par des organisations, comme cela avait été le cas avec la sémantographie de C. K. Bliss. Trente ans après, l’EhmayGheeChah semble n’avoir été qu’une étoile filante dans le paysage des pasigraphies.


  1. Elmer J. Hankes, Ehmay Ghee Chah – A Universal Second Language – preliminary edition, The Hankes Foundation, Minneapolis, 1992
  2. « Elmer Joseph Hanks », startribune.com (source)
  3. « Elmer Joseph Hanks », prabook.com (source)
  4. Arika Okrent, In the Land of Invented Languages, Spiegel & Grau, New-York, 2010
  5. « Système cistercien de notation numérique », wikipedia.org (source)
  6. « Rapid Language », Normals, normalfutu.re (source) & (source)

Panneaux de signalisation anachroniques

Comme beaucoup j’ai passé mon permis de conduire, et donc mon code de la route. Passer ce dernier passe pour être la partie la plus ennuyeuse de l’apprentissage de la conduite. Personnellement je suis plutôt d’accord : c’est une étape obligatoire pour des raisons évidentes de sécurité avant d’être effectivement sur la route, mais passer 40 minutes à regarder des images et à appuyer sur des boutons, ce n’est pas très excitant. Le Code de la route, c’est un langage fait de règles, d’icônes, d’indices, de symboles, qu’il faut apprendre à voir, à comprendre et à lire avant de pouvoir tracer la route de manière sûre.

Des signes anachroniques ?

Parmi les nombreux panneaux figuratifs, deux m’ont toujours étonné par leur design. Il s’agit des panneaux indiquant un passage à niveau sans barrière et celui avec barrière, respectivement nommés A8 et A7 dans la nomenclature légale (A étant le groupe des panneaux de danger, de forme triangulaire). Le panneau A8 présente une locomotive à vapeur et la fumée qu’il émet. Le panneau A7 représente une barrière qui me parait être une barrière de jardin en bois typique.

Les panneaux de signalisation A7 et A8
Le panneau A7 (modèle 1977) et le panneau A8 (modèle 1977)

Hormis quelques exception à vertu historique, je pense que l’on peut admettre que les train à vapeur sont loin d’être la majorité des train circulant sur les voies ferrées françaises. Pour la barrière on peut dire que la forme actuelle (nomenclature G2) est tout de même très éloignée du design présenté sur le panneau. Je n’ai d’ailleurs pas trouvé d’éléments historiques indiquant que cette forme correspondait effectivement à un type historique, mis à part une série de photographies de Paul Dubout (ici) montrant, en Australie, des barrières de part et d’autre d’un passage à niveau qui sont très proches du symbole du panneau. À noter que les dites barrières ne sont pas celles qui bloquent la voix, mais celles qui circonscrivent l’espace où voix ferrée et voix routière se rencontrent. On a peut-être là une origine du symbole sur le panneau, si le système australien et français ont des accointances, chose pour laquelle je n’ai aucune preuve.

On a donc là deux exemples de panneaux qui sont très clairement éloignés de la réalité des équipements contemporains, il représentent des éléments qui font écho à une période bien différente. Le panneau A7 a été introduit en 1946, et son symbole principal n’a pas évolué depuis, contrairement à l’évolution de l’équipement automatisé qu’il représente, dont la version actuelle a été formalisée en 1963 avec le dispositif G2, comprenant la barrière XK3, le signal lumineux R24 et les balises J10 (certains dispositifs ont été introduit dans la réglementation officielle après le début de leur utilisation). Le panneau A8, de manière similaire, a été introduit en 1946 et son symbole principal n’a pas évolué depuis, malgré l’arrivée de trains fonctionnant avec des technologies différentes qui on supplantés le train à vapeur.

Les versions historiques des panneaux A7 & A8 : 1946, 1952 et les versions actuelles de 1977.

Pour une mise à jour des symboles

Une question se formule alors : pourquoi ne pas mettre à jour le symbole présent sur ces panneaux, afin d’effacer cette dissonance entre l’élément réel et sa représentation simplifiée sur le panneau ? Après tout des panneaux plus récents montrent de manière plus adéquate l’évolution technologique des transports, avec par exemple le panneau annonçant la traversée d’une voix de tramway, datant de 1999, dans un graphisme assez proche du panneau A8. Évoquons également l’idéogramme annonçant une gare ferroviaire, introduit en premier lieu en 2008, avec un graphisme qui, chose rare, intègre un effet de perspective.

Le panneau A9b, signalant la traversée d’une voix de tramway (1998) et l’idéogramme ID12a signalant une gare ferroviaire (2008).

La signalisation routière est normée au niveau européen et international, avec le traité international de Vienne de 1968 (ici) suivi par l’accord européen de Genève de 1971 (ici). On peut comprendre qu’un changement de symbole puisse ne pas être aussi simple que cela, puisqu’il faudrait trouver un accord à l’échelle de plusieurs pays européens voire à l’échelle mondiale pour adopter un nouveau signe commun. Mais si des accords passés on pu être possibles, je ne vois pas pourquoi un addendum ou une mise à jour cohérente concernant ces deux panneaux ne soit pas possible.

Le problème du changement d’habitude

Évidemment le risque est de rencontrer des réticences quand à ce changement, sous prétexte de la difficulté à ré-apprendre ou d’une tradition à sauvegarder. Or, et on peut faire le parallèle avec la langue, tout système évolue et doit s’adapter aux changement de son environnement, des signes (ou des mots) disparaissent tandis que d’autres doivent être créés pour répondre à de nouveaux besoin. Enfin certains signes (ou mots) changent de sens. Auparavant le mot pour signifier « renard » était goupil, puis suite à la publication du Roman de Renart, le mot goupil a été petit à petit supplanté par le nouveau mot renard que nous connaissons (car un des personnage du Roman est un goupil se prénommant Renart). Rien n’empêche de faire de même avec les deux symboles qui nous intéressent. On peut envisager une période de transition présentant les deux formes cote à cote afin de contenter les plus conservateurs des usagers de la route. Si on propose des signes plus adaptés au contexte contemporain, et qui sont évidemment bien conçus, l’adoption se fera sans anicroche puisqu’elle paraitra comme logique.


  1. « Signalisation routière en France », Wikipédia (source)
  2. « Panneau de signalisation routière en France », Wikipédia (source)
  3. « Signalisation routière » (thème), routes.fandom.com (source)
  4. Arrêté du 22 octobre 1963 relatif à la signalisation routière, Journal Officiel de la République Française, 28 décembre 1963 (source pdf)
  5. « Convention de Vienne sur la signalisation routière », Wikipédia (source)
  6. « Accord européen de Genève sur la signalisation routière », Wikipédia (source)
  7. La totalité des images sont issues de wikimedia commons. Le tracé du symbole du panneau A8 de wikimedia présenté ici est légèrement différent du panneau réel, veuillez m’en excuser.

The Emoji Movie

Dans le cadre de mon Master j’ai écrit un mémoire qui s’intéressait aux icônes, indices et symboles dans l’écriture. De manière assez naturelle je me suis donc intéressé, le temps d’un chapitre, aux fameux emojis qui peuplent nos messages sur les réseaux sociaux notamment. Circonstance fortuite, un film d’animation centré sur ces emoji est sorti peu de temps avant. Ayant un fort a priori sur la qualité intrinsèque du film je l’ai donc boudé, en pensant qu’il n’apporterai rien à ma recherche. Plus de trois ans plus tard j’ai donc rattrapé ce film.

À propos du film

The emoji movie, en version française Le monde secret des emojis, est un film d’animation réalisé par Tony Londis, produit par Sony Production et sorti en août 2017 aux États-Unis et en octobre de la même année en France. Il engrange presque 218 millions de dollars au box office pour un budget initial de 50 millions, un score honorable donc. Du côté de l’appréciation du film les choses sont plutôt catastrophiques, tant du côté critique que public, avec un score sur Rotten tomatoes qui sont respectivement à 7% et 37%. Comme un pieds de nez, le consensus critique, en lieu et place d’un court texte, affiche simplement l’emoji 🚫, ce qui donne le ton. Et pour l’histoire ? Et bien le film se concentre du Gene, dit « Meh », puisqu’il représente l’emoji 😒. Ce dernier rêve d’intégrer le clavier emoji de sa ville de Textopolis, située dans l’application de messagerie d’un smartphone. Ce travail serait un moyen de prendre de l’importance dans la société et de peut-être l’emoji favoris de l’utilisateur. Dans ce monde, chaque emoji a une expression défini, un rôle prédéterminé, or Gene, contrairement à ses semblables est capable d’utiliser de nombreuses expressions. Cette particularité sera à l’origine son « app-venture » parsemée d’embûches dans ce monde qui le considère comme un bug à éliminer. Heureusement son ami ✋ (high five / tope-là) et une mystérieuse hackeuse nommée rebelle viendront l’aider à accomplir sa quête et à sauver le monde contenu dans le smartphone.

Ça vaut le coup ?

Clairement le film ne casse pas des briques. Techniquement c’est plutôt solide, mais il souffre de la comparaison avec les films d’animation surfant sur la culture pop qui avaient des directions artistiques ou des spécificités d’animation plus poussées tel que Wreck it Ralph ou le techniquement impressionnant The Lego Movie. Il surfe sur la vague de ces films qui depuis quelques années exploitent la culture pop/geek, avec plus ou moins de succès, comme l’avaient fait les deux films cités plus haut, Pixels, ou encore Ready player One. Côté histoire, et bien c’est une quête initiatique comme on en voit souvent : un jeune garçon qui cherche sa place dans l’univers, il se découvre une capacité particulière et celle-ci va le forcer à accomplir une série de taches pour comprendre qui il est et enfin s’assumer, clé pour pouvoir sauver le monde. Il sera aidé pour cela d’un side-kick rigolo et d’une femme à la fois belle, mystérieuse et puissante. Ensemble ils renverseront l’ordre établi et seront à l’origine d’un renouveau dans leur monde. Côté scénario certains choix des personnages sont là pour faire avancer, ou retarder l’histoire, par exemple plutôt que de contourner une application pour atteindre un objectif, comme il le feront ensuite, il vont devoir faire face à une épreuve en traversant un application. Ceci se révèlera inutile évidemment puisque qu’ils perdront du temps et en terme de la quête principale, repartiront d’un point antérieur. L’antagoniste principal est cliché, et on le détecte dès sa première apparition. Clairement on est pas là pour trop réfléchir, et c’est dommage, le fait que le film soit destiné aux enfants ne rattrape en rien cela.

Et pour ce qui est de l’apport sur les emojis ?

Si j’avais un vague espoir de pouvoir accéder à un sous texte qui pourrait critiquer notre société hyper connectée ou des apports sur l’histoire des emojis, je fus servi, mal. D’abord il y a les clichés éculés des troll représentés en geek boutonneux à cheveux gras, les spams qui ont des voix de femme qui ne font que parler sans arrêt, les jeunes tellement scotchés à leurs écrans qu’ils se bousculent faute de regarder où il marche. Ensuite le film est un pub géante. Certes cela reflète une forme de réalité, mais des allusions plus fines auraient tout aussi bien marché, voire des parodies de marques que tout le monde aurait pu identifié. Évoquons enfin le personnage de femme forte et libre qui cache un « secret » sur sa véritable nature, qui veut s’émanciper de son rôle prédéfini dans la société. C’est amené avec des gros sabots, mais je suppose que ça rempli la caution féministe de bon ton du film. Bref, le film ne fait pas dans la subtilité. Côté apport sur l’histoire des signes et des emojis tout est réglé en 3 scènes, une scène montrant des hiéroglyphes, un seconde scène ou il en est question de manière directe, un gag sur les émoticônes, ancêtres des emojis actuels qui sont représentés comme des personnes âgées. Et bien évidemment les blagues plus ou moins vaseuse avec l’emoji 💩 et autres combinaisons d’emojis qui doivent nous faire rire. Par contre peu de choses sur les emojis dont le sens original est détourné, qui auraient pu être glissées subtilement, ouvrant un lecture plus adulte : 🍑 + 🍆 = 💦 ? Évidemment, il n’est pas question non plus d’un moindre regard sur les questions de société soulevées par le biais des emojis, et les aspects politiques qu’ils peuvent invoquer. Je pense ici à la censure du drapeau taïwanais par pression chinoise sur les claviers des utilisateurs hongkongais (ici), ou encore la polémique sur l’apparition d’un soi-disant emoji anti LGBT (ici). Au delà de leurs formes simples, les emojis sont dans une certaine mesure des témoins des tensions sociales ou politiques de nos sociétés, cela aurait coloré le film de manière intéressante si ces thèmes avaient été évoqués en sous-texte.

Bref je n’ai pas loupé grand chose en l’écartant de mes recherches à l’époque de mon mémoire. Et si vous voulez apprendre des choses utiles sur les emojis en gardant un ton assez ludique, lisez The Emoji Code, de l’ancien professeur de linguistique Vyvyan Evans, aux éditions O’Mara Books.


  1. « The Emoji Movie », wikipedia.org (source)
  2. « The Emoji Movie », Rotten Tomatoes, (source)
  3. The Emoji Code, Vyvyan Evans, Michael O’Mara Books, 2017

Signalisation routière multilingue

Vivant en Bretagne, je suis souvent confronté à des panneaux de signalisation routière bilingue français/breton. Cette pluralité me semble tout à fait justifiée puisqu’elle permet la mise en valeur de la particularité culturelle locale. D’un certain point de vue elle participe à la sauvegarde des langues régionales et locales françaises.

Signalisation bilingue à Quimper.
Signalisation bilingue à Quimper – Wikimedia

Hiérarchisation supposée des langues

Le fonctionnement de ce bilinguisme est simple : le français est placé en premier, au dessus, et le breton est placé ensuite, en dessous, dans une variante moins grasse et italique du caractère typographique, parfois le texte régional est dans un corps légèrement supérieur. Le fait de mettre en premier le français, puis la variante régionale en dessous est plutôt normal, la langue officielle de la France étant le français uniquement, il paraît logique que le français soit le premier élément affiché. On peut débattre de cet état de fait, mais ce n’est pas la question ici. Cependant, la mise en graisse plus légère, la mise en italique et l’éventuel changement de corps me semblent moins justifiées. La hiérarchie d’ordre français puis langue régionale se suffit à elle-même. L’italique, par convention typographique, est souvent utilisée pour insérer au sein d’un texte un passage (souvent quelques mots) en langue étrangère. Devons-nous considérer le breton (ou le corse, ou le basque) comme une langue étrangère, en France ? Ceci n’est guère satisfaisant puisque ces langues sont des héritages culturels de notre pays, elles n’y sont pas étrangères à proprement parler. On peut rétorquer que l’italique est aussi une marque typographique de l’emphase dans une texte, mettant dans le cas qui nous intéresse en avant la tradition langagière locale. Je peux l’admettre, mais dans ce cas, pourquoi, en plus de l’italique, mettre le texte en langue régionale dans un corps moins gras que le français ? Cela semble beaucoup pour différencier deux variantes d’une même information : en dessous et en italique et dans une graisse plus claire. Le français, langue officielle, apparait alors visuellement plus importante, en écrasant sa variante régionale, est-ce donc là le signe d’une volonté politique ? En tout cas, l’italique ne serait pas d’un usage réglementaire dans le cas qui nous préoccupe :

« Les caractères italiques de type L4 sont utilisés pour les inscriptions sur les panneaux C14 […]. Les caractères de type L4 sont également utilisés pour les inscriptions secondaires ou complémentaires sur les panneaux de type D et EB. »

Instruction interministérielle sur la signalisation routière du 22 octobre 1963, première partie (version du 16/04/2019), p. 29

Les panneaux de type D étant les panneaux de direction et les panneaux EB les panneaux d’entrée des communes. L4 est le nom du caractère typographique italique utilisé dans la signalisation routière française. D’après ce texte l’italique doit être utilisé uniquement pour des informations secondaires sur ces panneaux. Doit-on considérer un texte en langue régionale comme une information secondaire et non pas comme une information principale ? La notation bilingue occupe à priori un certain flou législatif et normatif : la langue française doit forcément être présente, et son installation est normée, mais rien ne s’oppose à l’ajout de versions en langues régionales, qui est tolérée voire encouragée, la jurisprudence allant en ce sens si l’on en croit cet arrêt de la Cour administrative de Marseille, datant de 2012.

Faciliter la lecture ?

On pourrait arguer que la nette séparation visuelle entre les éléments en langues différentes permet de faciliter la lecture, et de guider les personnes dans leur recherche d’informations, les artifices typographiques cités précédemment étant les outils de cette lisibilité. Seulement des pays qui utilisent une notation bilingue, il y en a beaucoup. Et dans de nombreux cas il n’est pas fait de distinction typographique entre les langues, mise à par la hiérarchisation de position. Dans l’état du Nouveau-Brunswik (Canada), les panneaux stop possèdent à la fois le texte en anglais « stop », et (en dessous) le texte en français « arrêt ». Même chose en Belgique où la particularité des langues utilisées permet même des composition de texte en miroir avec le français en premier puis le néerlandais ensuite [image correspondante]. Il en va de même sur certains éléments de signalétique en Irlande du Nord, où l’anglais et l’irlandais se mêlent, avec toutefois l’irlandais en première position dans ce cas, ce qui n’a rien d’anodin politiquement.

Signalisation bilingue à Bruxelles – Wikimedia

Les canadiens, les belges et les anglais savent-ils mieux lire l’information que nous ? Probablement que non, notre œil parvient sans mal à balayer un texte et lire ce qu’il connait tout en ignorant celui qu’il ne peut déchiffrer. Il s’agit simplement d’une habitude de lecture qu’il est tout à fait aisée de prendre, ces deux exemples en étant un indice. Et puis cela permet, pour peut qu’on s’y intéresse, d’acquérir du vocabulaire de l’autre langue, ce qui me semble un atout. Certaines études s’intéressant à cette question donnent des résultats variés, avec tantôt aucun effet particulier du bilinguisme (ici), tantôt un réflexe de réduction de vitesse ou une diminution des performances de conduite dans le cas d’une forte densité d’informations à lire (ici ou ici). Difficile donc pour moi de donner une conclusion définitive, mais il semble que ce soit plutôt la densité des panneaux à lire qui pose problème, et finalement assez peu leur bilinguisme, la question reste donc ouverte.

Plusieurs langues et plusieurs alphabets

Là où le multilinguisme peut poser problème est quand il s’agit de mêler des langues utilisant des alphabets différents. Mélanger des textes en français et bretons qui utilisent l’alphabet latin n’est pas si compliqué, mais lorsqu’il s’agit de mêler l’abjad arabe, l’alphabet latin et l’abjad tifinagh (alphabet berbère) dans un même panneau, c’est une tâche bien moins aisée. Du fait de leur graphie différente, il est difficile, voire impossible, de rendre ces trois systèmes de manière cohérente et homogène visuellement.

Panneau trilingue dans la province de Tiznit, au Maroc – Wikimedia.

Dans l’image si dessus le français paraît plus noir visuellement et compact ; par sa construction, l’arabe est particulièrement noir sur sa ligne de connexion horizontale ; le Tifinagh lui, étant plus aéré, parait plus clair malgré un encombrement vertical plus fort que l’arabe. Ces différences formelles délimitent à elles seules les trois langues et ne nécessitent donc pas d’outils typographiques supplémentaires, qui de toutes façon n’auraient pas lieux d’être puisque ces alphabets ne possèdent pas les mêmes outils : système bilacaméral du latin, styles de l’arabe, variantes italiques et obliques, etc. Le Maroc ou l’Algérie sont deux pays qui font des efforts dans le sens du multilinguisme inscrit dans la loi, formalisation de leur héritage culturel. Que dire également de la signalétique frontalière, ou de celle présente dans des hub internationaux, tels que des aéroports ou des gares ? À l’aéroport Charles de Gaulles, les langues sont dans le même corps, la même graisse, mais en blanc pour le français, et jaune pour l’anglais. Pour ceux voulant explorer l'aspect sociologique de la signalétique et les problèmes liés à la hiérarchisation de l'information, je conseille la lecture de Petite sociologie de la signalétique – Les coulisses des panneaux de métro, par les chercheurs Jérôme Denis & David Pontille.

Que penser de notre système français ?

Selon moi, et cet avis n’est pas celui d’un expert en signalétique, en typographie ou en histoire, la sur-différenciation adopté dans notre pays n’est pas tant une histoire de facilité de lecture qu’une volonté politique de voir la France comme un tout uniforme, avec une seule culture, une seule histoire, et donc, évidemment, une seule langue. Les arguments pour défendre cet état de fait me semble bien pauvres face à la réalité de notre nation, qui n’a jamais été un ensemble constant et homogène. La transposition en signalétique l’est encore moins puisqu’elle se base sur des artifices typographiques empilés en excès. Mais la législation française n’empêche pas non plus l’usage de langues régionales, en sus du français, c’est même, jusqu’à un certain point, encouragé. On peut néanmoins regretter l’absence d’une formalisation claire, inscrite dans la loi, des règles de présentation et de mise en forme de ces éléments qui permettraient de mettre la langue française et les langues régionales dans un rapport formel moins hiérarchique et plus complémentaire : si l’on peut écrire les noms de rues avec les mêmes règles typographiques pour le français et le breton, pourquoi ne pas en faire de même pour les panneaux de direction ? Les solutions graphiques et typographiques ne manquent pourtant pas.


  1. « Signalisation routière bilingue », Wikipédia (source)
  2. « Multilingual road signs are crucial for cultural inclusivity », Wilson Wen, the-peak.ca, 23 février 2015 (source)
  3. Numéro complémentaire du Journal Officiel de la République Française, 7 avril 1982, pp. 4-15 (source pdf)
  4. Instruction interministérielle sur la signalisation routière du 22 octobre 1963, première partie (version du 16/04/2019), p. 29 (source (pdf))
  5. « Réglementation autour de la signalétique bilingue dans une commune », Benjamin Assié, CIRDOC - Institut occitan de cultura, occitanica.eu, 2015 (source)
  6. « Bilingual signs ‘no danger’ », BBC News, 5 Décembre 2000 (archive) (source)
  7. « Evaluating the effects of bilingual traffic signs on driver performance and safety », S. L. Jamson & al., Ergonomics, 15 Décembre 2005 (source)
  8. « Driving simulator study of the comparative effectiveness of monolingual and bilingual guide signs on Chinese highways », Yanqun Yang & al., Transportation Research Part F: Traffic Psychology and Behaviour, Volume 68, Janvier 2020, Pages 67-78 (source)
  9. « Styles Calligraphiques arabes », Wikipédia (source)
  10. « Les 4 meilleurs styles de calligraphie arabe », muslim-mine.com (source)
  11. « Tifinagh », Wikipédia (source)
  12. Petite sociologie de la signalétique – Les coulisses des panneaux de métro, Jérôme Denis & David Pontille, Presse des Mines, 2010.

Histoire universelle des chiffres, Georges Ifrah, 1981

À propos de l’auteur

Georges Ifrah (1947-2019), fut tout d’abord professeur de mathématiques. Après qu’un de ses élèves lui demanda d’où venait les chiffres, il fut pris au dépourvu : il n’avait aucune idée d’où venait les chiffres. Il décida donc d’arrêter son travail pour se lancer corps et âme dans la recherche sur l’histoire des chiffres, afin de pouvoir répondre à toutes ces questions naïves mais néanmoins importantes. Il voyagea alors aux quatre coins du monde pour étudier les sources historiques et questionner les spécialistes du domaine. Le fruit de ce travail fut publié en 1981 par les éditions Seghers sous un titre qui donne le ton : Histoire universelle des chiffres – Lorsque les nombres racontent les hommes.

Un (immense) ouvrage

L’édition que je possède (l’édition originale publiée chez Seghers) est d’un format similaire à celui d’un dictionnaire : 175×242 mm pour 570 pages, en corps 10. Détail étonnant, le livre est étonnamment léger comparé à d’autres livres d’un gabarit similaire. Découvert auprès de vendeurs de livres d’occasion, ce livre, avec sa couverture brillante tri-chrome noir, argent et or, attire clairement l’œil.

La courverture de l’ouvrage en trichromie noir–or–argent
La courverture de l’ouvrage en trichromie noir–or–argent

Respectant scrupuleusement son titre, l’ouvrage revient, semble-t-il, de manière exhaustive sur l’histoire de chiffres et de la numération, de l’invention du concept même de numération jusqu’à l’aboutissement de la numérotation actuelle basée sur les chiffres indo-arabe (les chiffres «arabes» nous ont effectivement été transmis par les arabes, mais ils les ont hérités des indiens). On apprend entre autres quel est le point commun entre des tas de petits cailloux, le dénombrement, les caillots sanguins ou encore pourquoi nous comptons le temps en base 60, faisons des maths en base 10 mais en gardant, du moins en France, « quatre-vingts » pour 80, et pas « octante », pourtant plus en accord avec le système. L’ouvrage fait évidemment le tour de l’ensemble des systèmes de dénombrement ainsi que les systèmes d’écriture associés : toutes les cultures – actuelles ou disparues – y passent et c’est extrêmement enrichissant de découvrir des cultures par ce biais.
Jusqu’au-boutiste, Ifrah a lui-même réalisé l’ensemble des schémas et illustrations présents dans l’ouvrage, d’après des modèles existant ou pour mettre en image son propos. Un énorme travail, puisque l’on trouve des schémas, documents iconographiques, ou tableaux de données toutes les deux pages au minimum.

pp.38-39 : dénombrer avec ses mains.
pp.38-39 : dénombrer avec ses mains.
pp.132-133 : utilisation du boulier en Chine.
pp.132-133 : utilisation du boulier en Chine.
pp.266-267 : reproduction d’une stèle gravée et une page de titre
pp.266-267 : reproduction d’une stèle gravée et une page de titre

Avec ses 600 pages, à peu de choses près, cet ouvrage est tout bonnement impressionnant tant il foisonne de connaissances sur les chiffres au sens large. Au point qu’honnêtement il est difficile d’en arriver au bout tant le livre devient parfois une liste de références mises bout à bout. On ne peut clairement pas critiquer Georges Ifrah, réellement passionné (probablement de manière compulsive) au point de tout écrire et décrire dans cet ouvrage. En vérité, l’ouvrage est tellement dense qu’il est difficile de pouvoir assimiler son contenu, pourtant extrêmement éclairant sur l’évolution des cultures humaines et de leurs développements. Un conseil donc : il vaut mieux lire cet ouvrage par petits morceaux sous peine de surchauffer, ce qui fut mon cas.
Malgré cette difficulté d’accès, le succès fut au rendez-vous pour cet auteur puisque que son ouvrage a été plusieurs fois ré-édité et traduit dans de nombreuses langues. Avide de savoir, Ifrah va alors écrire un second volume, sorti en 1994, orienté sur l’essor de l’informatique et son utilisation des chiffres. Son travail aurait été utilisé par une génération de professeurs voulant parfaire leurs connaissances et les transmettre à leurs élèves. Le travail d’Ifrah a également été cité dans l’article « 100 or so Books that chape a Century of Science », paru dans la revue American Scientist en 1999.

La communauté scientifique en émoi

Tout ceci est cependant trop beau pour être vrai. Bien qu’il est indéniable que l’intérêt d’Ifrah pour la question des chiffres est sincère, et que le succès public fut au rendez-vous, de nombreuses critiques se sont élevées contre son travail : des experts français ont pointés les nombreuses approximations de l’ouvrage, les erreurs de datation, voire des allégations fantasques basées sur aucune données scientifiques, quand celles-ci ne sont pas purement et simplement ignorées ou déformées par l’auteur, même s’il est difficile de dire s’ils s’agit d’oublis de bonne fois ou d’écartements conscients. Malgré ces critiques nombreuses, il semblerait qu’Ifrah n’ai jamais corrigé son ouvrage, alors même que les ré-éditions successives aurait pu le permettre. Joseph Dauben, historien des sciences, a rédigé deux articles (en anglais) publié dans le magazine de la Société américaine de mathématiques compilant les principales critiques émises à l’encontre des deux volumes d’Histoire universelle des chiffres et de son auteur.

Qu’en dire alors ? Si le sujet des signes vous intéresse tout comme moi, et plus particulièrement celui des chiffres et de leur histoire, il est probable que vous ayez envie de vous procurer cet ouvrage, somme toute fort enrichissant. Tout n’est pas à jeter dans cet ouvrage, mais restez conscient qu’être une personne passionnée ne fait pas de vous un expert scientifique (dans le sens de la méthodologie scientifique) de votre sujet de prédilection, et Georges Ifrah, malgré toute sa bonne volonté, en est un exemple malheureusement criant, qui n’as pas su accepter les critiques et améliorer son travail.


  1. Georges Ifrah, Histoire universelle des chiffres – Lorsque les nombres racontent les hommes, Éditions Seghers, Paris, 1981.
  2. « Georges Ifrah », wikipedia.org (source)
  3. « The 100 or so Books that shaped a Century of Science », Philip and Phylis Morrison, American Scientist Volume 87, No. 6, November-December 1999. (source)
  4. Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques et de l’enseignement publique, n°398, Avril-Mai 1995. (source)
  5. Joseph Dauben, « Book Review: The Universal History of Numbers and The Universal History of Computing (part 1) », Notices of the AMS, vol. 49, no 1,‎ janvier 2002, p. 32-38 (source  pdf)
  6. Joseph Dauben, « Book Review: The Universal History of Numbers and The Universal History of Computing (part 2) », Notices of the AMS, vol. 49, no 2,‎ février 2002, p. 211-216 (source pdf)