Alexandre Texier

Typojis – A Few More Glyphs, Walter Bohatsch, 2017

À propos de l’auteur

Walter Bohatsch est un designer graphique et typographe autrichien, membre de l’AGI. Il a été un temps enseignant en design et en typographie et est le fondateur du studio de design graphique Bohatsch und Partner. Il a gagné plusieurs prix, dont « Le plus beau livre d’Autriche » en 1990, 2004 et 2007.

Un ouvrage de présentation d’un système typographique

Quand on tape « Walter Bohatsch » sur Google images, on tombe rapidement sur le projet qui est sans doute le plus célèbre de cet auteur : les Typojis, et notamment l’édition qui est associée.

Cet ouvrage, d’un format assez généreux de 187 × 250 cm pour 240 pages, est à la fois un spécimen, une présentation et un cahier d’apprentissage d’un caractère typographique comprenant 30 nouveaux signes de ponctuation signifiant les émotions et nommé Typojis. L’ouvrage est entièrement bilingue allemand-anglais et se segmente en plusieurs blocs. Le premier étant dédié à une présentation générale du système, suivi par une série de textes par des auteurs invités. L’essentiel du livre est occupé par un bloc de présentation des 30 signes, toujours présentés de la même manière : une photographie issue de la culture mondiale (politique, culture, etc.), le signe en pleine page, une double page de phrases d’exemple sur fond bleu en page de gauche, et en rouge en page de droite. Vient ensuite une double page en forme de cahier d’exercice de traçage du signe à la manière d’un cahier d’écolier, on peut ainsi s’entrainer au traçage de ces nouveaux glyphes. On finit par un spécimen complet du caractère typographique Typojis sur une page, montrant à la fois les 30 signes et les caractères usuels. À noter que l’ensemble de l’ouvrage est composé avec le-dit caractère, qui en soit suffit en tant que spécimen des caractères alphabétiques qui sont autrement moins mis en avant par rapport aux 30 signes pour les émotions.

Couverture de Typojis – A Few More Glyphs
La couverture de Typojis – A Few More Glyphs
Double-page d’introduction de Typojis – A Few More Glyphs
La page d’introduction
Présentation des typojis de Typojis – A Few More Glyphs
La double page de présentation des signes pour les émotions
Double-page de présentation d’un signe de Typojis – A Few More Glyphs
Une page de présnetation d’un des typoji

À propos des typojis

Les typojis (on fera ici usage de ce terme pour désigner les signes spécifiques du caractère) codent 30 sentiments et tons : Optimisme, Pessimisme, Euphémisme, Exagération, Sympathie, Antipathie, Enthousiasme, Scepticisme, Intégrité, Tolérance, Ignorance, Surprise, Déception, Solidarité, Rejet, Sagacité, Naïveté, Admiration, Ennui, Mépris, Curiosité, Autorité, Provocation, Séduction, Challenge, Aspiration, Modestie, Secret, Outrage, et Ironie. Leur construction est basée sur la construction des signes d’exclamation et d’interrogation, avec un point en bas et une forme plus ou moins courbe en chef.

Les 30 typojis de Walter Bohatsch
Les 30 typojis, codant pour les émotions

Certain signes codant pour des émotions opposées sont dessinés en symétrie, verticale par exemple pour l’Enthousiasme et le Scepticisme ou horizontale pour le cas de l’Euphémisme et de l’Exagération. Dans cette symétrie le point souscrit n’est jamais impacté, seul la partie supérieure l’est. Aucun de ces signes ne semblent pas s’inspirer de formes existantes de signes de ponctuation pour les émotions ou de formes graphiques connues. C’est particulièrement prégnant pour le signe pour la séduction, qui aurait pu évoquer une sorte de cœur, ce qui aurait indiqué la thématique générale invoquée.

Si certains signes sont faciles à écrire, d’autres le sont beaucoup moins, le signe pour la Provocation et la Séduction étant selon moi les plus difficile à prendre en main. Je sais que la pratique de l’écriture manuscrite s’amenuise, mais je me serai attendu à des formes avec un tracé relativement simple. On est bien là sur de la typographie, dans son sens mécanique, et pas dans la calligraphie, dans son sens manuel. D’ailleurs le caractère Andersen, dont j’ai parlé dans le billet précédent, et qui a une thématique similaire, n’est lui aussi pas adapté selon moi à un traçage manuel de ses signes. Dans les deux cas, on est là dans une proposition graphique pensée pour la composition de texte et sa lecture, pas pour son traçage.

Pour ce qui est de l’utilisation de ces 30 signes, c’est un simple système OpenType de ligature qui permet de les ajouter à un texte. Il suffit d’entourer le nom (anglais) du signe par les signes d’addition pour faire remplacer la formule par le signe correspondant. Par exemple pour l’Optimisme, on notera « +optimism+ ». Simple et efficace.

À propos du nom

Le terme « typoji » contraction assez claire de « typographie » et d’« emoji » évoque donc un système graphique bien connu de représentation d’émotions (bien que maintenant les emojis soient bien plus variés) sous forme de petites images. C’est là donc que je trouve que le nom donné, bien que je le comprenne, ne me semble pas le plus adapté. En effet l’intérêt des emojis réside dans leur forme illustrative, permettant, en théorie, une compréhension immédiate, ne nécessitant pas d’apprentissage particulier (c’est évidemment bien plus compliqué que cela) et donc adaptée à leur usage dans les conversations à l’heure d’internet et des réseaux sociaux. Ce sont des icônes. Selon moi, les typojis sont eux des signes à plus rapprocher du système de ponctuation, nécessitant donc un apprentissage de leur signification. Ce sont donc des symboles.

Disant cela, je ne résous pas le problème et il est clair que d’avoir choisi typoji connecte ce travail à une certaine contemporanéité en proposant des signes plus ‘typographiques’ et possiblement moins perturbant que les emojis, qui sommes toute ne sont quasiment pas utilisés dans la composition de textes littéraires par exemple, probablement car considérés comme trop familiers. Ce terme permet également d’inférer l’utilité et le domaine d’intervention de ce système. En cela le mot-valise typoji est tout à fait adapté. À vous maintenant de vous faire votre avis.


  1. Typojis – A Few More Glyphs, Walter Bohatsch, Verlag Hermann Schmidt, 2017 (source)
  2. Typojis – A few more glyphs, site web (source)
  3. Bohatsch und Partner, studio de design (source)
  4. “ Walter Bohatsch ”, wikipedia, (source)

Le système de notation numérique des moines

En 2001, David. A. King, spécialiste des mathématiques dans le monde arabe du Moyen Âge, se permet une petite sortie de son domaine d’expertise principal pour publier The ciphers of the monks – A forgotten number-notation of the Middle Ages. Dans cet ouvrage il fait état de sa recherche concernant un système de notation numérique utilisé notamment par des moines à partir XIIIe siècle et possiblement jusqu’au XVIIIe siècle pour la notation de quantité de vin en barrique. Peu documenté et étudié avant lui, ce système a pour particularité de pouvoir écrire les nombre de 1 à 9999 en un seul signe composite.

Pourquoi ce système ?

D’après les travaux de King, ce système (comprenant de nombreuses variantes) a été utilisé pour la création d’index, la pagination ou la notation des années sur des manuscrits et même sur un astrolabe du XIVe siècle. Cette notation serait inspirée par un système sténographique grec importé en Angleterre par le moine John de Basingstoke. La méthode se serait ensuite propagé en actuelle Belgique et France et plus largement en Europe puisqu’il fait état de son utilisation dans des ouvrages en Espagne et en Italie. Il faut prendre en considération qu’à l’époque la notation en chiffres indo-arabes n’était pas totalement répandue, et que la notation romaine était encore très présente. S’agissant de notations de nombres sans besoin de calcul, ce système pouvait être considéré comme plus performant que la notation romaine du type « MCMXCIII » (1993), qui, je pense pouvoir le dire, n’est pas des plus aisée à interpréter de par son mode de fonctionnement. Le système, à priori très peu utilisé (le corpus est en tout cas très limité) a fini par être abandonné au profit de la notation indo-arabe que nous connaissons et utilisons aujourd’hui couramment.

Fonctionnement

Ce « code » est fondé sur une construction extrêmement simple : un fût sert d’axe principal, il a en soit une valeur numérique nulle, soit zéro. Il sert surtout de « point d’appui ». Quatre zones sont délimitées de part et d’autre de cet axe, chaque zone correspondant au milliers, centaines, dizaines et unités. Un signe (à base de barres la plupart du temps) codant pour une valeur numérique de 1 à 9 peut être adjoint à une des zones, signifiant le nombre soit de milliers, soit de centaines, de dizaines, ou d’unités selon sont positionnement. La valeur nulle étant simplement signifiée par l’absence d’élément dans la zone correspondante. Le signe de base est toujours le même, mais il peut être inversé horizontalement et/ou verticalement selon la zone qu’il occupe. De fait, un nombre tel que 9999 aura une construction symétrique étant donné qu’il y a [9] quantités dans chacune des catégories : [9] milliers, [9] centaines, etc.

Les nombres 4582, 1993, 7777 et 4692 dans la variante anglaise du système

Dans l’ensemble, même si l’on ne connait pas la signification de ces signes, on peut néanmoins inférer un sens caché, la forme étant trop précise pour être due au simple hasard ou à une erreur. D’où certaines interprétations ésotériques, et autres fonctions plus ou moins « secrètes » connues des seuls moines. De fait, King utilise le terme cipher, littéralement le code (dans un sens cryptographique). De là à en faire tout un thriller au temps des moines copistes, il n’y a qu’un pas qu’Umberto Eco ne renierait pas. Formellement, l’aspect global du système – et surtout lorsqu’il utilise des barres obliques – peut faire penser à de l’écriture runique. Ces deux systèmes n’ont toutefois pas une origine commune.

Variantes

On peut distinguer dans ce système deux variantes majeures, caractérisées par l’orientation du fût principal, en gardant toutefois à l’esprit que le système était en réalité plus varié que ce qui va être montré ci-après en ce qui concerne les détails de notation des valeurs numériques.

En Grande Bretagne il est vertical, le sens de lecture se fait de manière différente par rapport à notre mode de lecture habituel (de haut en bas et de gauche à droite), puisque les milliers sont situés en bas à gauche, les centaines en bas à droite, les dizaines en haut à gauche et enfin les unités en haut à droite, on lit donc de gauche à droite, mais de bas en haut. Toutes les valeurs numériques sont notées avec des segments simples ou composés, avec des composants parfois horizontaux, parfois verticaux et parfois obliques.

La variante anglaise, David A. King

En actuelle France et Belgique, une forme horizontale semble privilégiée, tout en gardant les mêmes méthodes de construction. On note toutefois l’introduction de point ou de cercles en lieu et place des barres pour la valeur [5] voire [6]. Cette forme aurait en particulier été utilisée dans des index de manuscrit, où sa forme compacte était avantageuse, et ce malgré l’utilisation dans le même ouvrage des systèmes romain et indo-arabe.

La variante Franco-belge, David A. King

Critique du travail de King

Comme expliqué précédemment, le corpus à étudier montrant l’utilisation de cette notation est très limité : 25 manuscrits datés entre le XIIIe et le XVIe, plus des textes et mentions poussant jusqu’au tout début du XIXe siècle. C’est probablement la finesse de ce corpus qui a justement poussé David A. King à faire ce travail de recherche, faisant de lui un pionnier de la recherche dans ce domaine. Force est de constater que je n’ai pu trouver d’autres recherches scientifiques sur le sujet qui auraient pu compléter, s’opposer ou confirmer de manière claire les propos de King. N’ayant pas pu me procurer l’ouvrage, je ne peux pas prétendre à une analyse exhaustive. Je n’ai de toute façon pas le bagage scientifique adéquat pour en juger. Je me base donc ici sur des travaux d’autres personnes. Plusieurs sources (publiées dans des revues notamment) font néanmoins un retour sur l’ensemble de son ouvrage et semblent au moins confirmer la qualité de sa méthodologie et par extension de la solidité de ses résultats au vu du corpus étudié. Quelques erreurs de chronologie ou de renvois ont toutefois été repérées. Si des critiques peuvent se faire jour dans le futur, le travail de David A. King est au moins admis comme une base de recherche solide pour des études ultérieures.

En somme ce système fut une sorte de parenthèse très spécifique dans l’histoire de la notation des nombres, presque une anecdote, mais c’est justement ce qui en fait son charme.


Si vous voulez générer les signes à partir de chiffres indo-arabes, j'ai développé un petit outil disponbile en ligne à cette adresse.


  1. The Ciphers of the Monks – A forgotten Number-Notation of the Middle Ages, David A. King, Franz Steiner Verlag, 2001 (source)
  2. Système cistercien de notation numérique, Wikipedia (source)
  3. « David A. King , The Ciphers of the Monks. A forgotten Number-Notation of the Middle Ages », Alain Boureau, Histoire & mesure XVIII 1/2, pp.199-201, 2003 (source)
  4. « David A. King, The Ciphers of the Monks: A forgotten Number-Notation of the Middle Ages » [compte-rendu], Revue d’histoire des sciences, 58-1, pp. 253-255, 2004 (source)
  5. « Wine-Gauging at Damme [The evidence of a late medieval manuscript] », Ad Meskens - Germain Bonte - Jacques de Groot - Mike de Jonghe & David A. King, Histoire & Mesure, 14-1-2, pp. 51-77, 1999 (source)
  6. « Se mettre à l’heure des moines », Loïc Mangin, pourlascience.fr, 10 octobre 2018 (source)
  7. « The forgotten Number System », Numberphile (chaine YouTube), 5 nov. 2020 (source YouTube)

Des prélettres à l’écriture inclusive

Prélettres

En intégrant en 2013 l’ANRT, Éloïsa Pérez entame un travail qui se conclura par une thèse doctorale sur l’apprentissage de l’écriture par les enfants.

Dans ce cadre elle conçoit les prélettres, un ensemble de formes géométrique simples permettant aux enfants de se familiariser avec les figures qui, une fois assemblées, permettent d’écrire les lettres telles que nous les connaissons. Ce travail prend, entre autres, la forme de normographes dont on peut retirer certains éléments pour les combiner tels des puzzles, et utiliser les espaces vides comme guides de traçage au feutre, ce qui est l’utilité première du normographe. Comme précédemment dit, Il ne s’agit pas d’écrire des lettres à proprement parler, mais de s’initier au traçage de courbes, lignes et figures abstraites par une approche avant tout exploratoire et plastique. Les enfants sont libres d’expérimenter, de manipuler et de construire des formes à l’envie. L’apprentissage plus dirigé ne vient qu’ensuite.
Ce prélettres, comme leur nom l’indique, forment ainsi les prémisses de la formation des enfants à l’écriture en classe de maternelle, en permettant de les initier à la tenue d’un crayon, de tracer, de dessiner. En somme de développer leur cognition.

Après tout ne pourrait-on pas assimiler des lettres à des dessins conventionnés ? Des objets avant tout plastiques qu’il faut aborder en tant que tel.

Normographes

Les normographes sont un outil d’aisance pour le traçage de formes et dans de nombreux cas de lettres. Il n’y a qu’à suivre le tracé prédécoupé pour obtenir des signes au tracé régulier et précis, utile à qui n’est pas typographe, calligraphe ou peintre en lettres. Pensons par exemple aux caractères stencils, directement issus du mélange fructueux entre les normographes et les pochoirs, qui permettait de peindre rapidement et efficacement des lettres sur tous les supports.

un exemple de normographe, wikimedia

En ce sens le travail d’Éloïsa Pérez s’inscrit dans une continuité d’aide à l’écriture par la construction d’outil, les normographes étant une des voies possibles à explorer.

En droite lignée dans le champ du design, citons ainsi le système de Joseph Albers pour le Bauhaus, le Kombinations-Schrift, pensé entre 1926 et 1931, dont une plaque est conservée au MoMA et est visible ici. Pour les utilisateurs et les utilisatrices les plus avancées citons le PDU, pour Plaque découpée universelle, pensée par Joseph A. David en 1876 et qui permettait, pour peu que l’on sache correctement s’en servir, de tracer l’ensemble des lettres de l’alphabet latin : capitales et bas de casse, ainsi que les signes diacritique et les signes de ponctuation. Ce travail, redécouvert par Dries Wiewauters a d’ailleurs mené à la création d’une famille typographique issue de ce système et publiée en 2010 chez Colophon Foundry.

Normographes inclusifs

Quoi de plus normal donc, au vue de cet héritage que les questions contemporaines liées à l’écriture et la langue investisse une fois de plus cet outil.
Eugénie Bidaut, dans le cadre de son projet de recherche autour de l’écriture inclusive, développe un ensemble de caractères typographiques permettant d’explorer ces question. L’Adelphe Germinal, l’Adelphe Floréal et l’Adelphe Fructidor forment un trio typographique épicène, permettant d’expérimenter avec des outils typographiques le champ des possibles pour le développement d’une écriture (et par extension d’une langue) véritablement inclusive, objectif ultime de son travail de recherche entamé en 2020 à l’ANRT.
À l’occasion du workshop « No No Normo » sur l’écriture inclusive proposé par Bye Bye Binary en juillet 2021 lors du No No Fest, elle propose ainsi un normographe permettant de tracer certains des signes inclusifs développés pour l’Adelphe.

le normographe d’Eugénie Bidaut issu du workshop No No Normo, Eugénie Bidaut

La boucle est ainsi bouclée : quand Éloïsa Pérez facilite aux enfants l’apprentissage des bases de l’écriture, Joseph David donne un outil permettant d’écrire l’ensemble des signes nécessaires à la communication écrite et Eugénie Bidaut vient enfin questionner les normes et conventions de l’écriture actuelle.


  1. Éloïsa Pérez, eloisaperez.fr
  2. « L’écriture en jeu : à propos du travail d’Éloïsa Pérez », Thomas Huot-Marchand, 2018 (source)
  3. « L’Interview Timbrée - 24 - Éloïsa Pérez », Maison tangible, 5 octobre 2017 (source)
  4. « Trace-lettre », wikipedia (source)
  5. « Pochoir », wikipedia (source)
  6. PDU, Colophon Foundry (source)
  7. Josef Albers, Bauhaus Stencil Lettering System (Kombinations-Schrift), 1926-1931, MoMA (source)
  8. Eugénie Bidaut eugéniebidaut.eu
  9. « Langage épicène », wikipedia (source)
  10. No No Fest – festival des pratiques queer, Maison populaire, Montreuil (source)
  11. « Focus sur… la typographie inclusive avec Caroline Dath » , CNAP, 21 avril 2021 (source)
  12. typo-inclusive.net

Translittération de l’arabe pour le tchat

Je montrais il y a quelques jours à mon voisin mon avancée sur le projet Matahah, pour lequel je prépare un site spécimen et revoit quelque peu le caractère. D’origine marocaine, il pouvait en effet m’aider sur quelques points de construction de lettres et de compositions destinées au site. Au cours de la discussion il m’a parlé du dialecte qu’il utilisait pour discuter avec son smartphone : il s’agissait d’une langue liée à l’arabe, mais écrite en mélangeant l’alphabet latin et des chiffres indo-arabes. En effet, d’après ses dires, cette façon d’écrire est plus simple et plus rapide, en particulier pour l’écriture sur smartphone.

Arabe marocain et culture francophone

De ce que m’a expliqué mon voisin, l’arabe marocain est assez différent de l’arabe standard, dit aussi arabe classique. Si une personne parlant l’arabe marocain peut comprendre un locuteur de l’arabe classique, la réciproque est moins évidente. L’arabe marocain est en effet une réunion de plusieurs dialectes des populations arabophones présentes sur son territoire, donc une sorte de lingua franca pour les diverses population du pays.

Carte linguistique de la zone du Maroc
Carte linguistique de la zone du Maroc, wikimedia.

Le Maroc est fortement influencé par la francophonie, par l’historie coloniale, l’immigration et la relative proximité avec la France. Les personnes, dans ce contexte, utilisent à loisir le français ou l’arabe marocain (aussi appelé darija, الدارجة), voire les deux en même temps, et finalement assez peu l’arabe classique pour la communication vernaculaire.

Translittération de l’arabe

Avec ce socle posé vient une problématique intéressante : mon voisin, lorsqu’il communique avec ses amis, sa famille, utilise son téléphone et les divers système de messagerie instantanée. Jusque là rien d’étonnant, mais du fait de sa spécificité culturelle, son téléphone est plutôt configuré pour un européen, avec un clavier présentant l’alphabet latin, et écrivant de gauche à droite, là où l’arabe s’écrit de la droite vers la gauche.

Comment donc parler en utilisant l’alphabet arabe ? On pourrait installer un second clavier à son téléphone, mais ça ne serait pas très pratique pour communiquer aisément, rapidement, à la fois en français et en arabe et comment gérer le problème de sens de l’écriture opposé de ces deux systèmes ? La solution trouvée par les marocains a donc été de translittérer les caractères arabes utiles au darija en caractères latins et en chiffres indo-arabes pour en faire un système efficace et facile à mettre en oeuvre, appelé arabi (عربي) ou arabizi (عربيزي), de la contraction de arabic et easy (arabe facile). Bien qu’il existe des normes de translittération de l’arabe officielles (la norme DIN 31635 de 1982 entre autres), il s’agit dans ce cas d’une formation émanent directement de la communauté qui l’utilise.

Ce système d’écriture met en place plusieurs règles : Chaque lettre arabe est substituée à une lettre ou un chiffre, soit par convention entre les locuteurs, soit par similarité de forme entre la lettre arabe et le glyphe de transcription. Par exemple la lettre ‹ ء › (Hamza) est translittérée en ‹ 2 › ou en ‹ a ›, par symétrie de forme ou par similarité sonore ; ‹ ع › (Ayn), est lui translittéré par un ‹ 3 ›. Chaque caractère a un son unique, non influencé par l’enchaînement des autres caractères. Autrement dit on ne fait pas de liaison ou de modification du son selon son contexte dans la phrase. Enfin on écrit dans le sens inverse de l’arabe : au lieu d’écrire de droite à gauche, on écrit de gauche à droite, tout en maintenant l’ordre des sons des mots d’origine.

Translittération de l’arabe
Translittération de l’arabe, wikimedia.

Do you 5P34K L33T ?

La forme que prend l’arabizi fait tout de suite écho au Leet Speak, un forme d’écriture issue du web qui avait pour but de chiffrer l’écriture (de langues utilisant l’alphabet latin) en replaçant certaines lettres par des chiffres (L33T 5P34K), pour sa forme la plus simple, ou en replaçant des lettres par un ou plusieurs signes non alphabétiques, pour les versions les plus complexes (|_ 33¯|¯ _/¯|°3/-|<). Là ou l’arabizi est utilisé pour faciliter la transmission d’information et l’accès à tous aux moyens de communications actuels, le Leet Speak était plutôt fait pour lier une communauté en rendant l’accès aux personnes extérieures plus complexe : Leet Speak vient de la déformation de Elite Speak (langage d’élite). Certains sont largement contre l’utilisation du langage SMS, qui soit-disant réduirait le niveau de français, et on pourrait rapprocher formellement ce système d’écriture à celui de l’arabizi. Mais dire qu’il s’agit d’un appauvrissement de la langue me semble faux (d’ailleurs regardez cette vidéo de Monté) : au contraire on a créé un système qui permet de contourner les limitations d’un système. À ce titre c’est plutôt un enrichissement et un renouvellement de la langue. Pour le langage SMS, il s’agissait d’écrire un message avec le moins de caractères possible, car à l’époque chaque message était facturé, et le nombre de caractère par message était limité à qu’un tweet. Ns navion pa le choi, c t kom sa. Il en est de même avec le franglais, qui, au grand dam des défenseurs acharnés de la «bonne langue», est très utile lorsqu’il s’agit de vocabulaire qui n’a pas encore eu de traduction française. Je pense en particulier aux mots liés au web ou aux nouveau canaux de communication, d’information et de divertissement, et qui ont mis un certain temps à trouver de formes françaises (spoil → divulgacher, spam → pourriel, etc.), ou qui n’ont pas réellement d’équivalent aujourd’hui (une story Instagram, binge watcher un série, etc.). Aujourd’hui écrire en langage SMS devient inutile et est même mal perçu, à raison : puisque les limitations précédentes ne sont plus d’actualité, ce système est devenu obsolète.

Captures d’écran de deux conversations bilingues arabizi-français fournies par mon voisin.

Pour les marocains cependant l’arabizi semble rester essentiel pour communiquer facilement en utilisant une seule base, l’alphabet latin (et les chiffres indo-arabes), qui permet d’écrire en continu plusieurs langues et dialectes à la fois. C’est somme toute un système très rationnel.


  1. « Arabe marocain », wikipedia (source)
  2. « Alphabet de tchat arabe », wikipedia (source)
  3. « Qu'est-ce que l’easy Arabic ou arabizi ? », Joumana Barkoudah, Institut du monde Arabe (source)
  4. « Arabizi, le printemps linguistique», Le temps, 9 octobre 2012 (source)
  5. « Lumière sur : l’arabizi », Kawa news, 17 décembre 2019 (source)
  6. « Communication écrite », Shane Hartford, TradOline (blog), 7 décembre 2020 (source)
  7. « Transcription et translittération », wikipedia (source)
  8. Transliteration of Arabic, Thomas T. Pedersen, http://transliteration.eki.ee/, 2008
  9. « Leet speak », wikipedia (source)
  10. « Langage SMS », wikipedia (source)

[Ehmay Ghee Chah] A Universal Second Language, Elmer Joseph Hankes, 1992

À propos de l’auteur

Elmer Joseph Hankes (1913-2012), d’après le peu d’informations que j’ai pu trouvé, arrive à Minneapolis (Minnesota, USA) dans les années 1940 comme ingénieur mécanique. Il dépose divers brevets dans le domaine des machines permettant la correction automatiques des tests standardisés. Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici est son travail d’invention d’une langue secondaire et universelle, qu’il nomme Ehmay Ghee Chah et qui signifie « langue secondaire », tout un programme donc, qui se déploie dans une édition préliminaire éditée en 1992 : EhmayGheeChah A Universal Second Language.

Un livre sorti des collections

Cette édition préliminaire a un format assez commun de 160×233 mm pour 174 pages, avec une couverture rigide en papier gaufré noir, avec son titre encré sur le dos et deux papiers imprimés et collés pour faire office de 1re et 4e de couverture. L’édition présentée ici provient de la Hillsboro High Library (Nashville, USA), sous la référence 499.99 HAN n°222827. Cet ouvrage a été sorti des collections à une date non précisée comme l’indiquent les deux mentions « withdrawn » tamponnés sur la première page et sur la pochette accueillant la fiche d’emprunt. Je m’avancerai à dire que cette sortie du catalogue est possiblement due au fait que le livre n’a apparemment jamais été emprunté, puisque la carte d’emprunt est vierge et semble de la même époque que la sortie du livre.

La couverture de l’ouvrage avec le papier imprimé collé sur la couverture

Une édition pour la recherche

C’est précisé dès le titre intérieur, cette édition préliminaire n’est destinée qu’à la recherche, puisqu’une première édition définitive était prévue pour le quatrième semestre de l’année 1993, édition définitive dont je n’ai pas trouvé trace lors de mes recherches. Le livre est découpé en 5 parties matérialisées par une marque visible sur sa tranche. On a dans un premier temps une présentation générale du projet et des principes de construction de ce système de communication. Viennent ensuite des tableaux de construction de mots suivi par deux parties de vocabulaire général par thèmes puis par ordre alphabétique. On finit par des appendices complétant le projet et ses futurs développements. Cette édition devait à l’origine être accompagnée d’un cassette audio permettant d’écouter Elmer Hankes parler dans sa langue, pour nous permettre d’en apprendre la prononciation, mais je n’ai que le livre. En somme cet ensemble était à la fois la présentation d’un projet et un guide d’apprentissage de l’EhmayGheeChah.

Structure de la langue

La proposition de Hankes est basée sur un construction proche des hiéroglyphes égyptiens en ce qui concerne les chiffres : un signe représente à la fois un mot (un chiffre) et a également une valeur de phonème. Les chiffres sont un calque des chiffres indo-arabes, avec une nouvelle prononciation. Les lettres sont quand à elles des signes inventés, construites sur un principe monocaméral modulaire assez rigide : chaque lettre possède une barre verticale à laquelle peuvent s’ajouter un ou plusieurs traits horizontaux sur le haut, le milieu ou le bas de cette barre, à sa gauche ou sa droite. Des points pouvant se placer sur quatre positions définies (2 à gauche, 2 à droite) viennent compléter la construction. D’autres signes divers (ponctuation, notes tonales, etc.) terminent l’ensemble. Les barres horizontales ne peuvent se placer que d’un côté à la fois, les 20 voyelles ont des barres à droites et les 20 consonnes ont des barres à gauche. On peut rapprocher cette construction avec le système numéraire cistercien, dont vous pourrez retrouver une vidéo proposée récemment par Benjamin Brillaud. Les mots de base sont composés de trois syllabes, les deux premières permettant d’identifier la thématique linguistique du mot, par exemple les actions, les mathématiques, les couleurs, etc. La construction est donc emprunte d’une rigueur toute mathématique, ce qui n’a rien d’étonnant avec le passif d’ingénieur de l’auteur, le fait qu’il cherche également par ce langage à faciliter l’OCR, la communication homme-machine et l’idée que l’on se fait d’une langue universelle, qui doit être basée sur des principes éminemment logiques.

pp.4-5 : la structure de la langue, son alphabet et ses divers signes.
pp.6-7 : les signes étrangers et le système de dénombrement.
pp.68-69 : une double page du vocabulaire préliminaire.

L’utopie du langage universel

Difficile de ne pas penser à cette utopie plutôt ancienne de la création d’une langue de zéro, construite sur des bases logiques qui ferait d’elle une langue secondaire universelle (on parle alors de pasigraphie), voire pour les plus ambitieux une langue mondiale unique venant reconnecter tous les Hommes. On retourne au mythe de Babel. Mis à part l’Esperanto, qui connait un certain succès, force est de constater que cette utopie ne s’est jamais vraiment matérialisée, les diverses propositions de langues universelles restant pour la plupart des curiosités ou des expérimentation de fiction, telle que le Rapid Language que le collectif Normals développe et qui unifie les humains et l’internet (appelé chez eux le stream). Au final c’est l’anglais qui s’est peu à peu imposé comme une langue internationale, à défaut d’être à proprement parler une langue universelle. Elmer Hankes est sur ce point assez pragmatique, il reconnait la difficulté de ce travail, mais reste néanmoins extrêmement confiant sur sa réussite puisqu’il a fondé dans le même temps la Fondation Hankes pour supporter l’EhmayGheeChah, que le design des caractères et déposée par brevet et que cette édition préliminaire a été éditée à 10 000 exemplaires, ce qui me semble un peu excessif pour ce type de projet dans les années 1990. Il revient plusieurs fois sur les progrès dont pourraient bénéficier la société grâce à son language, qu’il qualifie lui-même de « poli », qui permettrait d’unifier les hommes, et c’est pourquoi les quatre premiers mots créés sont please, excuse me, thanks et welcome.

Il y a une forme d’ambiguïté dans ce projet basé sur une volonté louable : un goût pour la liaison et la paix entre les Hommes. Pourtant c’est un projet breveté, conçu, diffusé et développé par un auteur omnipotent qui ne semble pas avoir pris conscience de toutes les tentatives similaires précédentes qui se sont conclues par des échecs plus ou moins fracassant. Le peu d’informations que j’ai pu glané ne permettent pas réellement de saisir l’impact de ce travail, s’il a eu, au moins pendant un court moment, une certaine reconnaissance publique et s’il a été investi par des organisations, comme cela avait été le cas avec la sémantographie de C. K. Bliss. Trente ans après, l’EhmayGheeChah semble n’avoir été qu’une étoile filante dans le paysage des pasigraphies.


  1. Elmer J. Hankes, Ehmay Ghee Chah – A Universal Second Language – preliminary edition, The Hankes Foundation, Minneapolis, 1992
  2. « Elmer Joseph Hanks », startribune.com (source)
  3. « Elmer Joseph Hanks », prabook.com (source)
  4. Arika Okrent, In the Land of Invented Languages, Spiegel & Grau, New-York, 2010
  5. « Système cistercien de notation numérique », wikipedia.org (source)
  6. « Rapid Language », Normals, normalfutu.re (source) & (source)