Une typographie « bien de chez nous »


Avec un titre pareil, on pourrait croire que l’on se dirige sur l’idée d’une soi-disant forme parfaite de la typographie, aux relents de conservatisme, et bien non. On pourrait également penser qu’il va s’agir de parler d’une culture typographique vernaculaire, propre à une zone géographique et en faire un safari ? Si la chose est intéressante, puisqu’il en existe des exemples, ici, un léger pas de côté va être fait.

Tout en restant légèrement chauvins – puisqu’il s’agira surtout du cas breton – nous allons explorer des voies de création typographique à rebours du verre de cristal : des signes pensés pour refléter une histoire, un patrimoine et une culture locale. En plus, il y a une certaine actualité.

Degemer mat e Breizh

Avec son travail intitulé « La bolée de cristal », Jeanne Saliou, qui a très récemment quitté les bancs de l’ANRT, nous propose un caractère typographique embrassant pleinement la culture bretonne du point de vue du dessin de caractère. En effet, le Gwenhadu (s’il s’agit bien là du nom du caractère, chose dont je ne suis totalement sûr) propose un caractère de labeur intégrant des formes rappelant la traduction calligraphique et typographique de l’espace culturel breton. Cela passe par des formes enluminées des capitales, en forme de clin d’œil, mais aussi, et de façon plus directement palpable, de ‹ G › et de ‹ g › peu habituels pour le commun des mortels. S’ajoutent aussi deux sets stylistiques pour aller plus loin dans la coloration du texte, mais également un ensemble de ligatures et glyphes spécifiques. On trouvera évidemment le fameux ‹ Ꝃ › [K barré], signe abréviatif pour Ker pouvant signifier chez, ville, ou plus généralement un lieu. Finalement, il est assez proche de ‹ & › [esperluette], signe abréviatif pour et, sauf que lui ne s’est pas fait interdire par l’État en 1895, et ne suscite pas particulièrement de tensions, comme le suggère Yann Saliou en 1992. Le breton étant ce qu’il est, son utilisation de l’alphabet latin diffère du français. Ainsi certaines successions de lettres ont permis de proposer des ligatures très spécifiques : ‹ zh ›, ‹ gn ›, ‹ c’h › ; ou plus étonnantes pour une personne ne sachant rien (comme moi-même) du breton : ‹ vM › et ‹ gK ›, avec une minuscule avant une majuscule, oui.

Une partie du glyphset du caractère Gwenhadu, photogramme de la présentation ANRT – © Jeanne Saliou
Les sets stylistiques du Gwenhadu, photogramme de la présentation ANRT – © Jeanne Saliou
Les ligatures ‹ vM › et ‹ gK ›, photogramme de la présentation ANRT – © Jeanne Saliou]

Inscrit dans des problématiques contemporaines, le caractère intègre également un ensemble de ligatures spécifiques à ce qui pourrait devenir un breton inclusif, offrant entre autres des ligatures pour ‹ re ›, ‹ vb ›, ‹ Gc’h › et ‹ c’hg ›. Il semble donc que le breton entre dans une ère contemporaine dont la typographie peut fournir à la fois une identité graphique, et répondre à des enjeux à la fois linguistiques, patrimoniaux et actuels.

Des ligatures inclusives pour le breton, photogramme de la présentation ANRT – © Jeanne Saliou

Rannvro Breizh

Si le travail de cette designer est le plus récent que je connaisse, ce travail de modélisation typographique de la Bretagne n’est pas nouveau. Pour les Bretons c’est assez familier, pour les autres peut-être moins, mais nous associons déjà la région à une forme typographique : celle de sa communication officielle. Elle utilise un caractère exclusif dessiné par Xavier Dupré à partir de son caractère Spotka, le Région Bretagne, dont les terminaisons de lettres et les capitales spécifiques feront probablement surgir un ding dans votre mémoire.

Le logo de la Région Bretagne

Au-delà de la commande officielle, on peut évidemment citer Skritur, studio de design graphique et typographique fondé par Fañch Le Henaff, Malou Verlomme et Yoann De Roeck qui « recense, décrypte, interprète et conçoit dans le champ de la chose écrite (inscrite, calligraphique, typographique) en Bretagne particulièrement, mais plus largement les pays celtiques et dans tout lieu où se mêlent les particularismes idiomatiques et les graphies singulières ». La structure propose ainsi des caractères inspirés très directement de la culture bretonne et plus généralement celte donc, que je vous laisserai découvrir, mais également des articles sur le patrimoine graphique et typographique de la région. Pour dire la démarche jusqu’au-boutiste de la structure, rappelons que Yoan De Roeck est en ce moment même en train de mener une recherche doctorale fort à propos : « L’immatriculation des chaloupes en Bretagne (1852–1914) – Approche typographique d’un phénomène d’épigraphie vernaculaire » dirigée par Marc Smith, probablement l’épigraphe français le plus célèbre, et dont la Véridique histoire de l’arobase, publiée récemment, est un must-have pour les curieux des signes.

Nos régions ont du talent (graphique)

Le cas breton est assez significatif des possibilités offertes par la typographie dans la mise en avant d’un patrimoine culturel régional, et évidemment, il y a d’autres exemples à citer maintenant, sans toutefois prétendre à une quelconque exhaustivité.

Pour rester dans la communication publique, évoquons le travail non retenu du studio Graphéine pour un nouveau logo de Biarritz, reprenant des formes de lettres inspirées par la graphie basque, avec notamment le ‹ A › à traverse en pointe et double serif en chef.

Concept de logo pour la ville de Biarritz – © Graphéine

Pour le versant typo-linguistique, citons le travail d’Agnès Brézéphin sur le Coolie, avec des ligatures pour le parler créole ; le Pitchoune de Yann Linguinou pour le parler marseillais ; le Traulha, issu du projet de diplôme de Yoann Minet qui s’intéressait quant à lui à la culture occitane ; la proposition de ligature ‹ hj › spécifique au corse de Xavier Dandoy ; et enfin le Munegascu de Bruno Bernard – basé sur l’Archivo – qui intègre des diacritiques (des accents) spécifiques au monégasque. Pour terminer avec ces exemples, n’oublions pas la fiction et le Bubunne de Fanette Mellier, pensé pour le film Jacky au royaume des filles de Riad Sattouf, où l’on constate qu’une dystopie fascho-communo-féministe (oui, je vous laisse avec ça) a bien besoin d’une forme typographique adéquate.

Les ligatures spécifiques du Pitchoune – © Yann Linguinou

Entre le verre de cristal – le texte invisible – et la bolée – le texte culturellement et géographiquement ancré – l’éventail des formes typographiques est grand. Les possibilités techniques actuelles avec les sets stylistiques et les ligatures/ligatures conditionnelles facilitent ce type de créations. Il faudrait néanmoins que l’encodage typographique suive. Si c’est le cas pour le ‹ Ꝃ › et le ‹ ꝃ › depuis 2008 avec Unicode 5.1.0, qu’en est-il d’autres formes typographiques régionales, voire nationales ?

Spoiler alert : il y a encore du travail.


  1. Jeanne Saliou, « La bolée de cristal – dessiner un caractère adapté à la lecture longue en breton », ANRT, 03/2025, 35 min (source)
  2. Xavier Dupré, « Région Bretagne » (source)
  3. Région Bretagne, « Charte graphique Région Bretagne – édition 2016 », 2016 (source PDF)
  4. Yann Riou, « Le k barré d’hier à aujourd’hui », association Lambaol, 1992 (source PDF)
  5. Julien Marchand, « Le k barré : la lettre interdite », Bikini, 63, 09-10/2023, p. 26-31 (source)
  6. Skritur, « Our project » (source)
  7. Yoan De Roeck, « L’immatriculation des chaloupes en Bretagne (1852-1914) – Approche typographique d’un phénomène d’épigraphie vernaculaire », theses.fr, depuis 2021 (source)
  8. Marc H. Smith, La véridique histoire de l’arobase, « Propos », École des chartes éditions, 2024 (source)
  9. Graphéine, « Projet d’identité visuelle pour la Ville de Biarritz », 06/04/2023 (source)
  10. Yann Linguinou, « Pitchoune » (source)
  11. Xavier Dandoy, « Recherches typographiques » (source)
  12. Bruno Bernard, « Munegascu, une typographie pour écrire la langue monégasque », 23/11/2024 (source)
  13. compart.com, « Unicode Character “Ꝃ” (U+A742) » & « Unicode Character “ꝃ” (U+A743) », (source & source)

Emojization, Deborah Enzmann, 2024


Cet ouvrage est le pendant anglais du travail de thèse de son autrice, soutenu à l’Hochschule für Gestaltung Offenbach am Main (Allemagne) et comme son nom le suggère, il s’intéresse au phénomène des emojis, et comment ils deviennent des outils pour la communication visuelle.

Un livre qui ne passe pas inaperçu

Si le livre orignal, Emojisierung, publié chez le même éditeur (en langue allemande), était relativement sobre par son aspect, cet ouvrage (en langue anglaise donc) est sur une ligne graphique bien plus expressive. Cela commence par sa couverture, qui certes est sur fond blanc, mais imprimé d’éléments vectoriels en quatre couleurs de fond, avec un verni sélectif sur l’ensemble des contours noirs. Si cela suffit déjà à attirer l’œil, les tranches du livre finissent d’enfoncer le clou puisqu’elles sont entièrement imprimées en utilisant le design général et les couleurs de la couverture pour former une phrase : « form becomes content », tout un programme donc.

La couverture d’Emojisierung – © Deborah Enzmann & Niggli
La couverture d’Emojization

À l’ouverture on remarque ensuite une planche de stickers, présentant un certain nombre d’emojis dans un design qui semble être la marque de son autrice – qui est également designer graphique – et que l’on retrouve également sur ses réseaux sociaux.

La planche de stickers accompagnant le livre

À l’intérieur, l’ouvrage suit la ligne directrice présentée sur la couverture, avec un usage intensif des quatre couleurs de base appliquées en aplats et une découpe de la grille de composition par des rectangles pour séparer les titres, les textes, les numéros de page, les images et leurs légendes. Si la chose peut paraitre un peu rigide, l’ensemble tient toutefois assez bien la route, la segmentation variant régulièrement, et étant amendée en certaines occasions par des éléments visuels qui viennent « recouvrir » cette grille. Des têtes de chapitre entièrement illustrées viennent enfin compléter l’ensemble du système graphique du livre.

Une double page
Une double page avec un élément s’affranchissant de la grille
Une tête de chapitre

À l’équilibre entre vulgarisation et science

L’ouvrage étant tiré d’une thèse mais vraisemblablement ciblé vers le grand public, on aurait pu s’attendre à une certaine forme de simplification de l’écriture et de son style mais ce n’est pourtant pas tout à fait le cas. En effet les notes de bas de page, les renvois vers les figures et vers la bibliographie en fin d’ouvrage sont assez nombreux, ce qui dénote assez avec l’aspect graphique de l’ouvrage, quant à lui très « pop ». Difficile de savoir ce qu’il en était de l’écrit de la thèse soutenue ou du livre original, mais comme son aspect graphique, le texte est très segmenté en chapitres et sous-chapitres, avec à chaque fois un rappel de ce qui y sera abordé. Si ces coupes stoppent régulièrement la lecture, elles permettent néanmoins de bien suivre la logique de construction du livre. La première partie revient assez logiquement sur l’histoire des emojis, leurs prémices et leurs évolutions, depuis des dessins dans des manuscrits en passant par un smiley dans France-Soir jusqu’à l’informatique et l’explosion que l’on connait actuellement. La seconde partie revient quant à elle sur le cœur du questionnement d’Enzmann, et notamment sur des enjeux sémiologiques liés aux emojis : stylisation, symbolique, rapport aux langues, aux écritures, etc., en se basant sur la triade icônes – symboles – indices de Peirce. La troisième et dernière partie est elle celle qui fait écho au sous-titre du livre : Visual Communication with Emojis, et montre via des cas d’étude les possibilités d’usage des emojis pour la communication graphique.

Très richement illustré, le livre propose régulièrement des pages entières d’emojis venant appuyer le texte, ce qui en fait en soit un livre de références graphiques viable pour les emojis mais également, dans une vue plus large, pour l’illustration en général, Enzmann défendant une vision élargie de la définition même d’emoji.

Une double page d’emojis

Quelques détails impromptus, une production trop rapide ?

Ce qui frappe en lisant le livre, c’est la présence relativement récurrente d’erreurs de microtypographie, notamment sur des doubles espaces, mais également le choix assez étonnant d’utiliser les guillemets chevrons dans une disposition allemande »ein Apfel«, alors que le texte est en anglais et que l’on attendrait donc plutôt “an apple”. À relever également un certain nombre de fautes d’orthographe. N’étant pas bilingue anglophone, il est probable que les fautes repérées ne soient que la partie immergée de l’iceberg, mais quoi qu’il en soit, si ces fautes en sont bien, c’est assez gênant. Dans un cas également, une phrase a été doublée dans le texte. Enfin, si le livre est bien sorti en 2024, le colophon indique un copyright en 2025. À croire que le livre a été produit un peu dans la hâte et n’a pas bénéficié d’une relecture suffisamment attentive.
Point possible de compréhension de ces grains de sable, une mention dans le colophon : « AI-based tools were used to translate and enhance the wording of the text » [des outils basés sur l’IA ont été utilisés pour traduire et améliorer la formulation du texte]. En l’état, cette utilisation d’IA ne devrait pas se substituer à une relecture humaine finale qui aurait vraisemblablement pu détecter et corriger tous ces soucis.


Pour celles et ceux qui veulent s’intéresser aux emojis, cet ouvrage est une bonne porte d’entrée avec beaucoup d’illustrations, de références, une histoire de l’emoji claire et, semble-t-il, assez exhaustive avec un angle de vue très orientée vers le design graphique, là où d’autres ouvrages comme The Emoji Code (Vyvyan Evans, 2017) et The Semiotics of Emojis (Marcel Danesi, 2017) étaient centrés avant tout sur leurs aspects sémiologiques. À lire donc.



Suite à un échange de messages, Deborah Enzmann a apportée quelques précisions sur des éléments du texte : tout d’abord, le choix des chevrons à la mode allemande est délibéré, pour des raisons esthétiques ; secondement, l’IA a été utilisée pour la traduction, avec un travail de relecture humaine ensuite.


  1. Emojization – Visual Communication with Emojis, Deborah Enzmann, Niggli, 2024
  2. Emojisierung – Eine historische und semiotische Studie zu Emojis, Niggli, 2023
  3. @deborahenzmann, Instagram (source)

Les notes de Graphisme en France 2024


Il y a quelques semaines maintenant sortait le 30e numéro de Graphisme en France — revue annuelle publiée par le CNAP — mise en forme cette année par Louise Garric, et utilisant le caractère Pachinko d’Émilie Rigaud de A is for fonts.

Le caractère tire à priori son origine du travail de thèse (sur le point de se conclure) d’Émilie sur l’histoire de la typographie japonaise. En forme d’hommage à la culture nippone, il intègre des formes de caractères encadrés, rappelant les machines-jeu d’où sortent des boules contenant des prix. Le terme pachinko étant d’ailleurs emprunté au nom de machines de jeu japonaises typiques.
Dans le GeF, ces formes encadrées sont en particulier utilisées pour les légendes des images et les notes. C’est sur ce point que nous reviendrons.

11 ou 1 et 1 ?

En effet durant ma lecture j’ai été quelque peu arrêté par les appels de notes dont le nombre dépassait 9. Dans un tel cas en effet, l’appel est constitué de deux glyphes encadrés et juxtaposés. Si la chose parait assez banale, cette coupure entre les deux chiffres m’a fait plusieurs fois douter de la façon donc je devais les lire : j’avais tendance à lire séparément le premier chiffre avant de réaliser qu’il devait être associé au second. Il ne fallait pas lire le [1][1] « 1 et 1 », mais bien « 11 ».

Graphisme en France n°30 (détail extrait d’un scan)

Évidemment je m’y suis habitué, mais il n’empêche que cela a soulevé une petite réflexion sur des moyens de gérer d’une meilleure façon l’utilisation de ces glyphes pour les combinaisons de chiffres.

Le cas Ceremony

J’ai ainsi repensé au cas de caractère Ceremony, du Studio Joost Grootens, distribué par la fonderie Optimo. Le caractère, dédié initialement à la création de cartes et à la data-visualisation, intègre une pléthore de glyphes encadrés (dans des cercles, des carrés, et toutes sortes de polygones), aussi il m’a paru intéressant de voir comment il gérait la chose.
Et effectivement, le caractère va un peu plus loin en utilisant la fonctionnalité OpenType contextual alternates (calt), qui permet de substituer les doublons de chiffres comme [1]‍[1] par une forme [11], intégrant donc dans un même bloc les deux composants, ce qui me parait bien plus clair à la lecture.

Le caractère Ceremony (capture d’écran depuis le site de la fonderie Optimo)

Néanmoins je trouvais alors une nouvelle limite : au-delà de 99, la fusion des chiffres saute. Si l’on avait souhaité avoir par exemple [111], on a en fin de compte [11]‍[1]. Le problème ne se pose pas systématiquement à priori, mais il n’est pas non plus improbable d’avoir besoin de nombres encadrés supérieurs à 99, comment faire donc ?

Emprunter à l’écriture de l’arabe

Pour rappel, l’écriture des langues arabe, en plus d’aller de droite à gauche, a une particularité qui pourrait être très intéressante : les lettres ont des formes qui varient selon leur place dans le mot, qu’elles soient en début, au milieu ou en fin de celui-ci. Pour chaque lettre de cet alphabet (plus précisément de cet abjad), il y a donc possiblement 4 formes : isolée, initiale, médiale et finale. Ce besoin est évidemment intégré dans les fonctions OpenType dédiées, et permet aux locuteurs d’écrire de façon fluide les langues l’utilisant.

Les 4 variantes du caractère « ق » [Qāf] dans un mot et isolé (capture d’écran depuis Google Fonts du caractère Noto Sans Arabic)

Si l’on imagine transposer cette fonction de positionnement, on pourrait relativement facilement dessiner des glyphes permettant de créer des combinaisons sans limitation de taille, puisqu’OpenType s’occupera d’afficher les bonnes formes. Sans grand effort, on pourra avoir [1], [11], [111], etc.

Mettre les mains dans la pâte

Je m’y suis donc essayé, en me limitant à un seul glyphe (le 2) et en prenant comme point de départ le caractère Hanken Grotesk, et les résultats sont plutôt satisfaisants. À noter que cela se base sur l’interface de test de mon logiciel de création typographique (Glyphs), et pas en conditions réelles dans un éditeur de texte par exemple.

Les fonctions init, medi et fina, fonctionnent bien sur mon aperçu, et par acquit de conscience, j’ai également testé une version plus complexe de calt, qui reprend grosso modo l’idée des init-medi-fina, qui marche là aussi plutôt bien.

Capture d’écran montrant le premier test

Voici ce que cela donne en termes de code de fonctions dans le logiciel, on remarquera la simplicité du premier test, et la plus grande lourdeur du second :

# Pour init + medi + fina (ici regroupés mais normalement séparés en trois) :  
sub two by two.init;
sub two by two.medi;  
sub two by two.fina;  ​  

# Pour calt :  
@initial = [space];  
@final = [space period comma];  
@letter = [two two.deb two.mil two.fin];  ​  

@initForms = [two.deb];  
@mediForms = [two.mil];  
@finaForms = [two.fin];      ​  

sub @initial @letter' @letter by @initForms;  
sub @letter @letter' @letter by @mediForms;  
sub @letter @letter' by @finaForms;

Il y a toutefois un souci sur ce second essai : quand je suis en début de ligne, le remplacement de la forme isolée par la forme initiale n’est pas opéré, et en essayant de corriger la chose je crée de nouveaux problèmes. Je suis assez peu expert, et j’imagine qu’il existe un moyen de pallier ce problème simplement, mais au moins par ces deux essais je pense pouvoir montrer que la chose est faisable, et finalement assez aisée dans la mise en place de base. L’application à de nombreux glyphes peut néanmoins alourdir le travail car à priori il faut définir les glyphes à la main et générer le code pour les calt à la main également, là où pour init, medi et fina, le logiciel s’en charge très gracieusement pour vous.
Il n’y a plus qu’à, comme on dit.


  1. Graphisme en France, n° 30, CNAP, 2024 (source)
  2. Pachinko (caractère typographique), Émilie Rigaud, A is For, 2020 (source)
  3. Ceremony (caractère typographique), Studio Joost Grootens, Optimo, 2015 (source)
  4. « Alphabet arabe », Wikipedia (source)

Sweathearts, quand un illustrateur rencontre une fonderie typographique


Martin Groch est un designer graphique et illustrateur d’origine slovaque basé à Bruxelles connu en particulier pour ses dessins dont certains sont publiés dans la presse. Son style est rapide, simple mais incisif. En 2022 il conçoit pour Abyme – éditeur indépendant de travaux d’artistes avec un focus particulier sur le texte et les caractères typographiques – un caractère contenant 192 dessins originaux : Sweathearts. Ou pour développer complètement son nom : Sweathearts – twenty-six characters in search of an author.

Sweathearts, un caractère typo-dessino-graphique

Le texte de présentation de ce caractère, présent sur la page dédiée du site d’Abyme commence ainsi :

A duck, a music-hall entertainer, an it girl, a Wall Street shark, a detective, a vampire, and a young curator – a collection of question marks. Twenty-six improbable entities stuck together into a pit of darkness. No logic, no reason, no explanation; just a prolonged nightmare in which fear, loneliness, and the unexplainable walk hand in hand through the shadows.

Effectivement, ce caractère typographique est particulier, puisque c’est un caractère dingbat dans son acception primaire. Chacun des glyphes codant pour un signe (une lettre par exemple) ne présente pas le signe associé (la lettre correspondante), mais l’un des dessins de sont auteur. Ainsi, en tapant la lettre correspondant à [lettre C capitale], on n’obtient pas « C », mais le dessin d’un canard regardant une image.

Quelques illustrations présentes dans le caractère : [C], [X], [e] – © Martin Groch & Abyme

Sweatheart n’est donc pas tant un caractère typographique qu’une galerie de personnages et de situations : Thomas, un oiseau, un canard, un chat, Mr Peanut, une cacahuète (dans sa bogue), Carolee, une sorte de démon féminin ou encore un vampire. Je peux supposer qu’ils s’inscrivent dans l’univers déjà en place de l’artiste et qu’il s’agit ici d’en faire une sorte de photo de famille.

Des fonctions OpenType qui racontent des micro-histoires

Profitant des fonctionnalités propres aux caractères typographiques, Sweathearts intègre des sets stylistiques permettant de compléter la galerie d’images, en proposant d’inclure des variantes des personnages.

Variations stylistiques pour le [7] – © Martin Groch & Abyme

À ces variantes viennent s’ajouter des « ligatures » où deux personnages juxtaposées sont substitués à une nouvelle situation, permettant de raconter une histoire en trois glyphes, comme l’indique la suite du texte de présentation :

Two liminal characters, duck and cat, when joined at the hip, become a ligature of close friends walking sweetly side by side. Mr Egg when set close to crab will consume him, steamed, buttered and plated. A Dobermann tied to an it girl can only ever result in a terrible glyph situation. Soon, we’ll start collecting clues as to the whys, the whats, and the wheres. We will not end the nightmare, nor explain it – because this is Sweathearts.

Un exemple de ligature [Q] + [L] qui se passe mal pour le crabe – © Martin Groch & Abyme

Avec Sweathearts on voit donc que les caractères typographiques, dans le sens de fichiers typographiques, peuvent proposer plus que de simples collections de signes utilitaires et devenir des vecteurs de créations, voire pourquoi pas une nouvelle forme de média ? Après-tout, avec le système de ligature du Sweathearts, on peut faire un parallèle qui ne me semble pas si osé avec les strips de bande dessinée.


  1. “Sweethearts – Twenty-six characters in search of an author”, Martin Groch, Abyme, 2022 (source)
  2. @martin_groch (compte Instagram)
  3. Sweathearts (spécimen du caractère typographique), Abyme, 2022 (source pdf)

Teranoptia, un caractère typographique pour créer des chimères


Un caractère typographique c’est avant-tout un objet permettant d’écrire. Il contient en premier lieu des lettres, mais aussi des signes de ponctuation et d’autres signes utiles à la composition courante de textes. Le caractère Teranoptia lui ne permet rien de tout cela, d’ailleurs il ne contient absolument aucune lettres, et c’est cela qui en fait une proposition intéressante.

Créer des chimères en appuyant sur son clavier

Pensé par Ariel Martín Pérez et édité par la fonderie Tunera Type Foundry (dont il est le fondateur), Teranoptia est un caractère à chasse fixe dingbat, c’est à dire un caractère dont les glyphes ne sont pas des correspondances directes des lettres avec lesquelles elles sont associées. Pour le dire autrement, si j’appuie sur la touche « A » de mon clavier, je n’obtiens pas la lettre « A », mais un signe qui n’a pas forcément de rapport avec un « A ». Les caractères dingbat sont souvent des caractères utilitaires complétant par des collections de symboles des caractères typographiques plus « normaux ». On entre ainsi dans le monde des systèmes typo-graphiques, si je puis me permettre cette notation.

Dans le cas présent ce caractère permet d’associer des « morceaux » de créatures afin de créer des chimères plus ou moins élaborées et plus ou moins fantastiques. Le « a » est associé à une tête de serpent, le « f » à un corps de dragon, le « o » à une queue de requin, et ainsi de suite. Avec un total de 30 morceaux uniques disponibles et en comptant les 30 copies symétriques de ces morceaux, les possibilités sont grandes. Formellement il est difficile de ne pas évoquer les livres et jeux pour enfants type Méli-Mélo où l’on peut mélanger des parties d’animaux (tête, tronc, queue) afin de créer de nouvelles créature hybridées. Teranoptia fait finalement la même chose, mais typographiquement.

Caractère typographique Teranoptia
Quelques exemples de créatures – Ariel Martín Pérez

En plus de ces éléments se trouvent 17 « portails » – rappelant la mécanique principale du célèbre jeu vidéo Portal – qui permettant de créer des « ponts » verticaux ou horizontaux entre les blocs de chimères, augmentant encore les possibilités de jeux visuels puisque que l’on peut développer ses créatures sur plusieurs lignes à la fois.

Caractère typographique Teranoptia
Composition impliquant les portails – Ariel Martín Pérez

Une inspiration historique

De l’aveu même du de son créateur, Teranoptia est inspiré de la Tapisserie de Bayeux et par les illustrations médiévales et effectivement on retrouve dans les manuscrits médiévaux un bestiaire assez complet : des animaux réels, des animaux réels mais très mal reproduits (surtout pour les animaux exotiques) et évidemment des créatures mythiques issus de la Bible notamment.

D’ailleurs les bestiaires étaient des ouvrages semble-t-il très populaires au XIIe et XIIIe siècles, où les animaux et les créatures étaient des supports à la réflexion ésotérique et philosophique. Peut-on voir ici un parallèle avec les Fables de La Fontaine, publiées au XVIe siècle ? Possiblement. Pour les intéressés vous pouvez voir ici un Bestiaire appartenant aux collections du musée Getty (Los Angeles), permettant de télécharger des images haute résolution des pages de l’ouvrage.

Dragon ailé extrait du Ms. Ludwig XV 4
Dragon ailé, détail du Ms. Ludwig XV 4 (83.MR.174), fol. 94

A-t-on donc ici un caractère typographique « utile » ? Non. Est-ce un problème ? Et bien non. Que les typographes proposent des détournement de leur media et nous permettent de nous amuser avec leurs expérimentations est une bonne chose. C’est une manière d’explorer et de profiter des possibilités offertes par les caractères typographiques d’une façon originale, autant pour les utilisateurs que pour les typographes eux-même j’imagine. Ce caractère étant distribué sous licence libre SIL Open Font, il serait dommage de ne pas en profiter, alors télécharger-le et amusez-vous.


  1. Teranoptia (caractère typographique), Ariel Martín Pérez, Tunera Type Foundry, 2021 (source)
  2. Teranoptia (specimen), Ariel Martín Pérez, Tunera Type Foundry, 2021 (source pdf)